Au lendemain de la guerre de
Sept Ans qui avait opposé France et Autriche contre Angleterre et Prusse et
s'était terminée par une sanglante défaite des premiers, la flotte française
est anéantie. Il s'agit donc de la reconstruire. Mais refaire une flotte sans
la doter d'une artillerie adaptée ne servirait à rien. Il est en effet notoire
à cette époque que notre artillerie navale pêche beaucoup. C'est si vrai que 2
ans après la fin de cette guerre, l'amiral Du Chaffault est envoyé devant Salé
(Maroc) combattre des pirates Maures qui écument les mers. Après un violent
combat naval, Du Chaffault constatera les pertes subies ! Outre les vies
humaines perdues - dont une quinzaine d'hommes suite à une explosion d'une
pièce - le matériel est en grande partie hors de service. Ce qui vaudra à cet
amiral d'écrire au Ministre : « Les fournisseurs trompent le Roi par la
mauvaise matière qu'ils mettent dans leurs canons ; ne serait-il pas possible
de remédier à cette friponnerie ? ». Trois semaines plus tard au cours
d'un autre combat, une nouvelle pièce éclate (huit morts et de nombreux blessés).
Excédé, il écrit de nouveau au Ministre : « Je vous répète, Monseigneur,
qu'il n'est plus possible d'animer nos équipages ; ils sont effrayés avec
raison. Si vous ne mettez pas ordre aux friponneries des fournisseurs, nous
serons à plaindre ». Peu après, il reproche à son correspondant : «
de lui avoir fait tuer ses braves gens en lui envoyant du matériel avarié
».
Friponnerie : le mot est lâché à deux reprises. Il donne une idée de l'état
d'esprit des cadres de la "Royale" et surtout, sans doute, des serveurs de ces
pièces d'artillerie. Les différents Ministres qui se succédèrent aux
responsabilités de la Marine essayèrent d'apporter des solutions à ce problème
et facilitèrent les voyages à l'étranger de gens compétents en ce domaine pour
voir ce qui pouvait se pratiquer ailleurs.
Parmi ceux-ci, il convient de noter d'abord la présence de Gabriel Jars.
Correspondant de l'Académie des Sciences, il est le fils d'un directeur
de mines et s'intéressait aux problèmes de fusion du minerai de fer. Ses nombreux
voyages lui permirent de voir en Angleterre comment transformer le charbon en
coke. Il mourut malheureusement jeune mais ses notes furent reprises par son
frère aîné qui les édita sous le titre « Voyages métallurgiques ».
Il est un autre homme - Marchant de La Houlière - qui eut une action plus
significative dans le domaine de la fusion des canons. Pendant plus de 2 ans,
il milita ardemment pour créer une fonderie moderne qui puisse permettre
d'avoir des canons suffisamment robustes comme savaient le faire les Anglais.
Il réussit mais le paradoxe dans cette affaire fut que, bien qu'ayant travaillé
avec le ministre de la Marine de l'époque De Sartines, il ne parvint jamais
vraiment à obtenir la confiance totale de ce dernier. Sa correspondance avec le
marquis de Langeron, partiellement détenue par la Médiathèque de Nantes, montre
son amertume. Dans tous les courriers retrouvés que ce Ministre enverra à ses
correspondants locaux, le nom de La Houlière n'est cité que dans deux lettres.
Le 30 mars 1778 , il écrit ainsi : « Mr de la Houlière m'ayant offert
de se rendre auprès du sieur Wilkinson pour l'aider dans ce qu'il pourroit lui
être utile, je n'ai pas cru devoir y consentir sans savoir auparavant si cet
artiste le verroit avec plaisir. Sondez le sur cela mais avec ménagement et
rendez moi compte de ce que vous aurez pu découvrir de sa façon de penser ».
Il convient de préciser à ce sujet que La Houlière dépendait du service de
l'armée de Terre qui disposait de ses propres fonderies alors que la Marine
avait les siennes, ce qui entretenait un climat sinon d'hostilité, du moins de
concurrence larvée. Or, La Houlière avait écrit le 17 juin 1776 dans un mémoire
: « Le sieur de La Houlière encore plus directement attaché au service
de terre ne seroit pas satisfait si les soins qu'il a pris ne devenaient pas
utiles d'un autre côté au département de la guerre qu'il a eu principalement en
vue dans ses recherches ». Si de Sartines tint finalement compte des
avis de La Houlière, il ne montra jamais trop à ce dernier l'intérêt qu'il
portait à ses recherches.
de Sartines, Antoine-Raymonds (12/07/1729 - 07/12/1811
Ministre de la Marine (24/07/1774 - 14/07/1780)
Mathieu Henri Marchant de La
Houlière, neveu de Voltaire, était « brigadier des armées du Roi, son lieutenant
au gouvernement de Salces en Roussillon » et à ce titre eut une
carrière militaire qui l'éloigna parfois loin de France. Ainsi, en 1758, il fut
envoyé au Canada pour soutenir l'Isle royale et prit position à Louisbourg comme
commandant des forces terrestres sous l'autorité de Drucour qu'ils tentèrent, sans
y parvenir, de défendre contre les troupes anglaises. Le
personnage est déjà ambigu car si le maréchal de Belle-Isle écrit de lui le 4
juillet de cette année : « Je ne doute point que son intelligence et sa
fermeté n'influent beaucoup sur la défense de la place », Montcalm,
alors Commandant en Chef des forces françaises au Canada écrira de lui : «
J'ai connu M. de La Houlière autrefois. Il me semble qu'à envoyer un
commandant des troupes, quoique cet officier ait du mérite et quelque
réputation, j'eusse voulu un officier d'une autre étoffe et d'un autre ton. ».
Ces derniers propos peuvent fournir un début d'explication au manque de
confiance qu'il inspira au ministre de Sartines. Très souvent, dans ses
courriers, on sentira cette souffrance et cette aigreur de la part d'un homme
qui écrira :
- « moy indigne qui n'ai pas l'honneur d'être officier d'artillerie de
la Marine, ni de l'Académie de Brest, ni frère de M. Fougeroux, ni neveu de M.
Duhamel »,
- lorsque de Sartines lui demandera de supprimer dans un de ses mémoires
certains passages qui pourraient déplaire à une tierce personne : «
c'est ainsi qu'on ruine qu'on dégoute qu'on rebute ceux qui proposent des
choses utiles, vous exigés que je vous parle comme à un ancien camarade je le
fais sans restriction pour que vous soyés instruit mais si vous écrivés à M. de
Sartines à ce sujet ne paroissés pas être informé par moy, votre lettre
tomberoit sans doute entre les mains de celuy qui inspire les lenteurs ».
- ou encore : « je n'ai l'honneur d'être ni dans la Marine, ni dans
l'Artillerie, ni dans le Génie dans aucun de ces corps où on a le privilège de
penser à tout et de trouver mauvais que les autres pensent vous conseillés ».
Voltaire lui-même se moquera de lui le 22 octobre 1770 dans un courrier
lorsqu'il écrira : « Vous vous lamentez, dans votre lettre du 20
septembre, de n'être point brigadier des armées, tandis que vous l'êtes »
et de rajouter : « Fi que cela est mal de crier famine sur un tas de
blé ». Il est toutefois utile de spécifier, quant à cette affaire, le
rôle joué par Voltaire qui, quelques jours auparavant (le 8 octobre) avait
adressé à Madame la duchesse de Choiseul une lettre contenant ces propos : «
Me voilà plongé, Madame, dans les affaires de ce monde, lorsque je suis prêt
de le quitter. J'ai voulu faire une niche à mon neveu La Houlière, et je me
suis adressé à votre belle âme pour en venir à bout. Il n'en sait rien. Si je
pouvais obtenir ce que je demande, si Monsieur le Duc pouvait me remettre le
brevet, si vous pouviez me l'adresser contre-signé, si je pouvais l'envoyer par
Lyon et Toulouse qui sont sur la route de Perpignan, si je pouvais étonner un
homme qui ne s'attend point à cette aubaine, ce serait assurément une très
bonne plaisanterie ; elle serait très digne de vous, et je vous devrais le
bonheur de la fin de ma vie ». Voltaire aurait-il été espiègle à ses
heures ?
Curieux de nature, La Houlière se lança dans plusieurs entreprises et effectua
« beaucoup de recherches, de dépenses et de voyage pour connoître tous
les avantages que les Anglois tirent du charbon de terre dans leurs fourneaux
et forges et leur manière de l'employer avec succès ». Sa conviction
et sa pugnacité lui permirent de convaincre ses correspondants de l'avantage
que présentaient les techniques anglaises en matière de coulée de canons. Si
les résultats ne furent pas tout à fait conformes à ses prévisions, du moins en
ce qui concerne le type d'entreprise à créer, ceux-ci permirent l'établissement
d'une fonderie de canons dans la banlieue de Nantes. Si le mot "Indret" lui fut
connu, il est probable sans que l'on puisse l'affirmer qu'il ne vînt pas en ces
lieux.
Sa fin fut hélas tragique, puisque Sainte-Beuve mentionnera à son sujet : «
Le premier général français qui commandait à Perpignan en l'absence de
Servan, général en Chef, le vieux La Houlière, n'avait pas les forces
suffisantes pour garder une frontière si étendue ; l'ennemi l'eut bientôt
franchie. L'alarme était déjà dans Perpignan quand arrivèrent quatre
représentants du peuple qui prirent, sur le champ, les mesures les plus
vigoureuses. Un de leurs premiers actes fut de suspendre La Houlière à cause de
son grand âge. Ce brave vieillard, ne pouvant supporter l'affront fait à ses
cheveux blancs, se brûla la cervelle ».
Canon
Indépendamment de la sécurité
acquise avec de meilleurs produits, « Il seroit fâcheux que faute d'un
examen judicieux on rejette une découverte qui mettroit en sûreté la vie des
canonniers et mettroit fin aux accidents arrivés plusieurs fois sur nos
vaisseaux », il s'avère qu'incontestablement, la première motivation
est d'ordre technique, à laquelle ne peut manquer un aspect économique, deux
aspects développés dans un premier rapport daté du 17 juin 1776 . Tous les
vieux fers « bombes, boulets irréguliers, anciens fûts, pièces de
canons » encombrent les ports et ne valent quasiment rien si ce n'est
le poids de la ferraille. Pouvoir les réutiliser en les refondant reviendrait
beaucoup moins cher que de produire de nouvelles gueuses. Or les techniques
consistant :
- à employer du charbon de terre (houille) en lieu et place de charbon de bois
- à utiliser de vieux canons déclassés
- à couler après une seconde fusion (meilleure épuration des produits finis)
sont, selon lui, complémentaires et prometteuses pour arriver au résultat
souhaité.
Techniquement, il fait apparaître les mérites de la fonte anglaise qui subit
une seconde fusion en sortant du haut fourneau ce qui lui permet d'acquérir des
qualités de compacité supérieure à celle de France. Pour lui, il ne fait aucun
doute que cette seconde fusion est incontestablement à l'origine des meilleures
performances des canons anglais que tous les marins reconnaissent. Des essais
ultérieurs qui seront effectués viendront le conforter dans son opinion. Il lui
faudra, toutefois, beaucoup d'insistance pour arriver à convaincre certains de
ses interlocuteurs.
Economiquement, il écrira quelques mois plus tard : « Le gouvernement
britannique qu'on ne peut taxer de négligence et d'inattention pour ce qui
concerne
sa marine et intéresse la vie à la conservation de ses sujets a connu
et fait usage anciennement de notre manière de fondre au charbon de bois, à la
première coulée des hauts-fourneaux ; il a comme toutes les nations de l'Europe
tiré des canons de Suède. Il n'ignore pas qu'ils ne s'y vendent que 14, 15
livres le quintal ; cependant l'Amirauté a contracté avec M. Wilkinson à 48
livres la tonne, ce qui revient à 21 livres 10 sols le quintal, argent de
France.
Il est donc démontré que ces canons mêlés avec des gueuses aux coaks ont été
reconnus meilleurs puisqu'ils les préfèrent à ce haut prix, et que ce n'est pas
par économie de la part du fournisseur qu'ils y mêlent des gueuses au coak
puisque les gueuses d'Amérique et de Russie ne coûtent en Angleterre que cinq
guinées, cinq guinées et demie la tonne et que celles fondues au coak en
Angleterre y coûtent six guinées 10 sols d'Angleterre ». S'il semble y
avoir contradiction entre sa motivation économique et le coût élevé des canons
par rapport à ceux réalisés en Suède, il ne manquera pas de souligner qu'en
France un canon coûte au moins 18 livres le quintal. Or les techniques
employées s'avèrent désastreuses sur le plan financier :
- non récupération des vieux fers, près de 200 000 quintaux pourrissent dans
les arsenaux.
- Déchets de fusion exorbitants (une économie de 20% peut être faite
immédiatement).
- Frais de maintenance ridiculement bas pour ce type de fourneaux et périodes
d'indisponibilité réduits à leur plus simple expression.
Plusieurs études qu'il effectuera aboutiront toutes à une économie globale au
moins égale à 1 000 000 de livres pour remettre en état l'artillerie
navale. En outre, l'investissement réalisé permettra à cette fonderie qu'il
souhaite créer en France de travailler pour le commerce et d'effectuer des
bénéfices supplémentaires.
John Wilkinson (1728 - 1808)
Si La Houlière ne parvint pas à
s'assurer la confiance totale du Ministre, il fut également en butte avec un
des tout premiers hommes qui supervisait la fonte des canons pour le compte de
la Marine. Il est même vraisemblable que la position de ce dernier joua un rôle
dans l'attitude du Ministre. De Secval était en effet inspecteur de la forge
royale de Ruelle et on peut comprendre qu'il pouvait voir d'un regard
suspicieux la création d'une nouvelle usine qui pourrait lui enlever certaines
prérogatives qu'il détenait jusqu'alors au sein de la Marine.
C'est avec cet homme que La Houlière aura très vite des soucis. En effet dès le
5 août 1776, alors qu'il avait remis au Ministre un mémoire sur ses projets,
celui-ci lui rétorqua « qu'il sentoit sur qui retombait mes soupçons ».
On peut noter que lorsque la première coulée suivant la technologie anglaise
sera faite en France, La Houlière n'hésitera pas à écrire que De Secval «
empêchera que l'on adopte cette manière de fondre ou qu'il voudra s'en
attribuer le mérite en seul. Premièrement parce qu'il est persuadé que les
canons de Ruelle dont il croit avoir poussé la perfection au plus haut degré
sont aussi bons que les canons anglois, deuxièmement parce qu'il ne peut
s'accoutumer à penser que les Anglois ayent, avant nous, trouvé une manière de
faire des canons plus solides, troisièmement parce qu'il verroit avec peine un
étranger travailler à Ruelle ». Durant cette affaire, De Secval
refusera d'envoyer un foreur à Nantes et le forage des canons dut se faire à
Ruelle alors qu'« il eut cependant été moins coûteux de les forer à
Rochefort où la Marine a une forerie, on auroit éviter le transport en
remontant la Charente et leur envoy à Rochefort et l'épreuve y eut été faite
authentiquement ».
Si, toujours selon La Houlière, De Secval « est un officier précieux à
la Marine », il n'en demeure pas moins qu'« il veut se
réserver la satisfaction d'opérer en seul, se donner le mérite de faire
épargner à M. de Sartines ce qui a été offert au sieur Wilkinson et les
propositions d'épargne plaisent à tous les ministres » et qu'«
il auroit bien voulu établir le grappin de son authorité ».
Pourtant c'est bien lui qui sera nommé pour surveiller les travaux de Wilkinson
alors que ce dernier avait exigé une liberté d'action totale. Plusieurs
courriers du Ministre datés de mai et juin 1777 attestent de l'importance du
rôle joué par de Secval lors de la création de l'établissement d'Indret et
même de la bonne entente entre ce dernier et Wilkinson. La Houlière, pour sa
part, se verra refuser en mai 1778 un voyage à Nantes - et sans doute à Indret
puisque les travaux étaient déjà avancés à cette époque - « par la même
circonspection et les mêmes ménagements pour la personne qui feroit sans doute
échouer l'entreprise si le sieur Wilkinson pouvoit repartir sans avoir monté
son établissement et toutes les circonstances paroissent seconder ses vües
».
En mai 1778, alors que le premier canon d'Indret allait être foré dans les mois
suivants, La Houlière, encore, craint « que les intéressés dans les
fers coulés ne mettent en avant leurs doutes pour empêcher et retarder l'effort
de ce que j'ay proposé et ne parviennent à rendre problématique une vérité bien
reconnue de nos rivaux qui en font usage avec succès ». Dans le même
courrier, il mentionnera « M. de Sartines pour ménager la délicatesse
de M. de Secval ne m'y envoye pas (à Nantes), il a chargé une personne
étrangère à tout service d'y aller ». Ces différentes phrases, lourdes
de sens, montrent bien le fossé qui existait entre le Ministre de la Marine et
lui. Dans son esprit, De Secval y est pour beaucoup et il est un fait que ce
dernier sera présent jusqu'en octobre 1784 sur le site d'Indret alors que La
Houlière avait du retourner à d'autres occupations puisque son dernier courrier
connu sur cette affaire est daté de mai 1778, là même où il avoue que le
Ministre ne lui accorde pas le droit de se rendre à Nantes alors que la
conclusion d'un engagement de plus de deux ans était en train de se faire.
Canon de défense
De 1775 à 1778, il eut de
nombreux courriers et établit plusieurs mémoires relatifs à son action. L'un
d'entre eux qu'il a intitulé « Motifs qui ont déterminé M. de Sartines
à s'occuper des moyens d'introduire en France la méthode des Anglois pour
fondre les canons de fer de la Marine » retrace la succession de ses
démarches.
Bien que militaire de carrière, il avait établi, au sud de la France, dans le
comté d'Alais des forges et s'était déjà livré à des expériences de fontes de
minerai de fer avec du charbon de terre. Si cette technique était déjà connue
en France, elle n'était quasiment pas appliquée du tout. Les fontes
s'obtenaient avec des fours chauffés au charbon de bois. Sachant que les
anglais pratiquaient la technique du charbon de terre avec succès et qu'ils
obtenaient des résultats supérieurs à ceux de France, il parvint à effectuer en
1775 un voyage en Angleterre à titre officiel « pour son instruction
personnelle et y voir par luy-même la manière dont on y emploie le charbon
minéral ». Le comte de Vergennes, ministre des affaires étrangères de
l'époque, l'envoya trouver le Duc de Guines, ambassadeur de France en
Angleterre pour y obtenir des lettres de recommandation auprès de fondeurs
anglais. Celui-ci lui procura en outre pour faciliter ses relations un
interprète local. Il visita ainsi « 50 ou 60 fourneaux où on ne fond la
mine qu'avec du charbon de terre » et fut même admis dans deux
fonderies qui fournissaient les canons pour la marine royale anglaise.
Dans l'une d'elles, il rencontra John Wilkinson et assista à une coulée qui, «
en deux heures et demie ou trois au plus », permit de couler
un canon de 32, soit l'équivalent en France d'un canon de 36 nécessitant 3
tonnes et demie de fonte. Surtout, il remarqua que cette fusion était obtenue à
partir « de vieux canons, un marteau de forge endommagé, autres vieux
fers coulés et une partie de fontes neuves en gueuses fondues avec du charbon
de terre ». Il ne put s'empêcher de signaler alors qu'il ne «
douta pas qu'on fit un sort à un anglois qui viendroit travailler en France de
cette manière ». Wilkinson lui répondit que s'il était question d'un
marché avantageux avec un particulier, il pourrait envoyer en France son frère
cadet William. Or, La Houlière devait le lendemain se rendre chez ce frère.
John rédigea donc une lettre pour ce dernier. Celui-ci, le lendemain, ne
souleva aucune objection majeure à ce projet. La Houlière, tout heureux de
sa démarche, promit de lui donner bientôt de ses nouvelles.
Rentré en France, il fit son rapport tant au comte de Vergennes qu'à de
Sartines. Il proposa à ses interlocuteurs de faire effectuer par l'ambassadeur
de France en Angleterre une enquête sur les frères Wilkinson. Celle-ci fut
suffisamment élogieuse puisque « Le Ministre apprit que ces messieurs
jouissoient de la meilleure réputation, avoient en société quatre fonderies qui
valent bien chacune 15 à 20 000 louis ; qu'ils sont les premiers qui aient
mis en usage cette manière de faire des canons, que depuis qu'ils ont trouvé
cette façon de les couler et qu'on a reconnu qu'ils n'étoient point sujets à
crever, la marine angloise n'en employoit point d'autres et qu'indépendamment
de ce qu'ils fournissent au Gouvernement, ils en font un gros commerce
extérieur ».
Se mit donc en place à partir de ce moment un processus pour que l'affaire
puisse aboutir. De Sartines autorisa La Houlière à écrire en Angleterre pour
leur signaler qu'il venait d'obtenir un marché de la Marine pour une fourniture
de canons et que si William Wilkinson désirait voir l'état des choses, il lui
serait alloué une somme de 100 guinées pour les
visites qu'il jugerait à propos
d'effectuer. Wilkinson répondit qu'il ne pouvait se prononcer tant qu'il ne
connaîtrait pas avec précision les qualités des charbons de terre employés, les
mines et les gueuses ainsi produites. De Sartines, désireux de s'octroyer les
compétences des anglais ordonna à La Houlière d'effectuer avec lui un voyage
d'études en France et c'est ainsi que tous deux accompagnés de leur interprète
parcoururent les routes de France du 10 septembre 1775 jusqu'au 20 février 1776
pour visiter les fonderies implantées sur le territoire français qu'il s'agisse
de fonderies appartenant à la Terre, à la Marine ou à tout autre personne.
Wilkinson reconnut la qualité de certaines « gueuses très propres à
faire d'excellents canons ».
Les négociations purent commencer et de Sartines proposa à Wilkinson 12 000
livres d'appointements et 30 sols par quintal de canons fondus dans une
fonderie dont le Ministère ferait les avances. Wilkinson ne trouva rien à
redire à ces propositions sous réserve que celles-ci seraient agréées par son
frère. Il repartit donc dans son pays avec ordre de « faire passer huit
canons de ses fonderies pour être essayés par comparaison avec nos canons
françois ».
Plus tard, en 1777, La Houlière écrira que les frères Wilkinson « ne
sont attirés que par l'avidité du gain » et qu'ils n'acceptent de
venir en France que si le Ministre contracte avec eux un marché pour dix ans,
qu'en outre s'ils acceptent les 12 000 livres d'honoraires, ils demandent
35 sols de gratification par quintal de canons et qu'ils s'engagent à en
fournir 12 000 quintaux par an. Un rapide calcul montre que cela coûtera
330 000 livres au trésor royal. Il ajoutera qu'une négociation aura lieu
pour tenter de réduire cette prestation et de Sartines proposera alors une
somme forfaitaire de 120 000 livres en n'omettant surtout pas de montrer
qu'une telle réalisation peut se faire « en un, deux ou trois ans au
plus ». Cette transaction aboutira en mars mais Wilkinson qui, selon
La Houlière, a un caractère « vif, impatient et actif »
exigera « qu'il ne seroit gêné par aucun officier d'artillerie de la
Marine ni autre dans son travail, qu'il auroit le commandement absolu sur ses
ouvriers, en prendroit ou congédieroit à son gré » tout en acceptant
de répondre « avec bonne foy et vérité sur tous les éclaircissements
que les officiers viendroient prendre sur les opérations auxquelles ils
seroient maîtres d'assister ».
Babron a écrit : « Un traité du 11 mars 1777, fixa à 12 000 francs
son traitement annuel qui fut porté à 50 000 francs par un autre traité du
29 mai 1779 ». La somme de 12 000 livres est conforme aux
premières tractations mais les assertions de La Houlière viennent donc en
contradiction du texte de Babron et sont confirmées par au moins cinq courriers
de de Sartines. Selon ces derniers qui ne concernent que les 4 derniers
versements, Wilkinson a bien obtenu une somme forfaitaire de 120 000 livres
qui lui fut créditée en cinq versements de 24 000 livres chacun et dont le
dernier est annoncé le 10 avril 1779 (soit quelques jours seulement avant la
date du second traité évoqué par Babron) dans un courrier à M. de Lavillehélio,
commissaire de la marine à Nantes. Il convient de préciser que les deux
derniers de ces courriers spécifient sans laisser le moindre doute à ce sujet
que le montant global est bien de 120 000 livres. Ces éléments remettent
donc complètement en cause cette somme annuelle de 12 000 livres et le
contenu de ces deux traités mentionnés, repris ensuite par plusieurs auteurs
que l'on retrouve généralement sur les études relatives à la création d'Indret.
N'oublions pas que Wilkinson quitta Indret en 1780, soit 3 ans seulement après
son arrivée et que l'intégralité de la somme lui était déjà versée en avril
1779.
Vue en 1840
En juin 1776, La Houlière
rédige un mémoire accompagné d'un supplément qu'il adresse au comte de St
Germain où il vante les techniques anglaises de coulée. « La fonte, au
lieu d'être coulée en France en sortant du haut-fourneau, ainsi qu'on le
pratiquoit en Angleterre il y a vingt ans, est remise une seconde fois en
fusion dans des fourneaux à air et réverbère où recuite et plus épurée, elle se
condense plus et acquiert beaucoup plus de cohérence et de résistance ; ce qui
fait que ces canons supportent l'effet de la poudre sans crever et évitent à
ceux qui les servent les accidents malheureux trop ordinaires aux nôtres. Tous
les marins sont convaincus que ceux des fonderies d'Angleterre sont infiniment
supérieurs, ce qui n'est dû qu'à sa seconde fusion ». Il défend
ensuite avec pugnacité les fourneaux à réverbère employés outre-Manche car, dit-
il : « Les fourneaux de réverbère dont on a fait usage pour fondre les
canons servent aussi journellement en Angleterre à refondre tous les vieux fers
coulés, canons, boulets, bombes, marteaux défectueux, tuyaux, plaques, marmites
cassées ; tout y est remis à neuf et cette expérience peut être d'une grande
épargne et d'une grande utilité pour le service de l'artillerie de terre ».
Conscient de l'intérêt économique que peut présenter cette refonte des «
vieux fers coulés », il s'est livré à une enquête sur le plan
national d'où il ressort « qu'il manque dans les arsenaux du Royaume
une prodigieuse quantité de bombes, obus et boulets de certains calibres
indispensablement nécessaires tandis qu'il y en a d'autres irréguliers ou moins
en usage aujourd'huy dont on est surchargé ». Ainsi 192 420
quintaux de ces rebuts encombrent les différents établissements et ne peuvent
avoir aucune utilité. Aussi, propose-t-il de remettre « un plan avec
des instructions, sur lequel plan toute personne un peu versée dans les fontes
et la métallurgie pourra faire construire les fourneaux à air et réverbère
convenables et diriger l'opération ». Il complète ensuite son exposé
en démontrant comment faire économiser au moins 1 200 000 livres au
Roi.
Mais son argumentation ne s'arrêtera pas là. Il ne manquera certes pas de
mentionner qu'il est plus que souhaitable d'additionner à ces vieilles fontes
un quart de nouvelles, chose qu'il a vu se pratiquer en Angleterre et qui,
rajoute-t-il : « Le sieur Béranger qui en avoit connoissance et qui est
un homme distingué dans son état en a donc senti la possibilité, l'utilité et
l'épargne que le Roy y trouveroit : mais elle seroit beaucoup plus considérable
et les munitions seroient bien meilleures si on suivoit la proposition du sieur
de La Houlière d'ajouter aux vieux fers coulés un quart de nouvelles gueuses
parce que ces gueuses servent de fondant aux vieilles fontes, enveloppent et
rassemblent leurs parties métalliques ; leur donnent plus de cohérence et de
solidité et empêchent le fer de se consumer ; ce qui est prouvé par l'expérience
de toutes les fonderies d'Angleterre où le déchet n'est que 5% ».
Béranger qui était Commissaire général des fontes de l'artillerie à Douay
avait déjà proposé à l'autorité royale de « s'engager à fournir au Roy
des boulets de calibre selon les espèces qui seront ordonnés, remis et visités
comme ceux de la forge, au prix de 30 livres le millier pesant, pris dans la
fonderie de Douay, au moyen duquel prix les vieux fers seroient remis au dit
sieur Béranger dans la sus-dite fonderie ; qu'il lui seroit accordé un déchet
de 25% ou un quart sur les boulets neufs qui seroient remis au Roy,
conformément à un procès-verbal qui fut fait en 1735 pour constater ce que ces
vieux fers perdraient à la fonte lorsque cette opération fut faite à
Valenciennes ». Il ne s'agissait en la circonstance que de recouler de
vieilles fontes sans y mélanger de nouvelles.
Suprême astuce, La Houlière ne manque pas de souligner qu'en Angleterre les
déchets ne sont que de 5% alors qu'en France, ils sont de 25%.
Son enquête l'a amené à rencontrer « des personnes dignes de foi et qui
vivent encore » qui lui ont appris « que lors du procès-
verbal qui fut fait en 1735 pour constater le déchet de ces vieux fers dans la
refonte, le sieur Bourrier (il cite même le nom, sûr de ses informations) qui
en avait fait l'entreprise pour démontrer un déchet idéal et supposé et se
procurer un bénéfice inique mit en usage une supercherie qui trompa la
vigilance des officiers préposés à cette vérification ; qu'il fit percer le
trou de la coulée de son réverbère à un ou deux doigts trop haut ; en sorte
qu'il ne couloit que les trois quarts du métal ; qu'il en restoit une partie
considérable au fond du creuset et certainement le fer le plus épuré et le plus
pesant et il persuada aux officiers préposés que le métal perdoit 25% ».
Il s'ensuit donc une perte sèche de 20% pour le Roy et une plus mauvaise
qualité de munitions puisque ces boulets sont composés des parties supérieures
de la coulée donc plus fortes en scories et autres impuretés.
Après avoir enfoncé encore un peu plus le clou à propos de Bourrier, il
n'hésitera pas à rajouter que « la dépense de l'opération a été
analysée de manière à mettre M. le comte de St Germain en état de n'être trompé
par aucun entrepreneur et d'apprécier avec connoissance de cause le bénéfice
qui devra lui être accordé, l'estimant à 1/6, le Roy y gagneroit un million et
s'il falloit sacrifier un quart, il y auroit du moins 900 000 livres
d'épargne ».
Au début du mois d'août de la même année, avisé des essais qui doivent être
effectués sur des canons anglais comparativement aux français, il reprend sa
plume pour spécifier quels types d'essais doivent être réalisés car «
C'est à la poudre de résoudre la seule question intéressante pour la vie et la
sûreté de nos marins, d'où peut dépendre l'honneur de la nation et les
opérations les plus importantes, on ne peut donc trop tôt ordonner ces épreuves
à Brest ».
Il spécifie bien qu'il ne doit pas s'agir d'examiner la différence de portée
des pièces puisque celles-ci sont de longueurs et de proportions différentes
mais bien au contraire de juger :
- si ces canons dont la fonte est différente de la nôtre apportent bien plus de
résistance lors des tirs.
- si la méthode anglaise procure avec plus de fiabilité une « fonte
plus solide, plus compacte et sans interstices ».
Pour y parvenir « il ne faut que pousser à charges égales quatre canons
de M. Wilkinson et quatre pièces françoises choisies à Brest, et même de les
pousser si l'on veut, après les épreuves ordinaires jusqu'à les faire crever
exprès, si on n'en craint pas la dépense car il suffiroit de faire casser les
boutons des pièces pour reconnoitre la texture et le grain des deux fontes et
ces canons n'en serviroient pas moins ».
Et déjà, il pense sérieusement à implanter en France, une fonderie capable de
réaliser les travaux que l'Angleterre effectue régulièrement depuis quelques
temps : « demander à M. Wilkinson qu'on suivra ses idées et ses
principes pour perfectionner le travail de Ruelle pendant qu'on travaillera à
une fonderie à réverbère parce qu'en tous les cas cette perfection sera
avantageuse, qu'on contractera avec lui pour quatre ans avec toutes les
formalités requises pour sa sûreté, si mieux il n'aime convenir d'une somme
fixe à condition de faire construire la fonderie et la forerie et de la diriger
assez de temps pour y fondre 1200 pièces et pour former tous les ouvriers de
façon à pouvoir se retirer chez lui lorsqu'il le jugera à propos, car on ne
peut s'attendre à ce que cet anglois se fixe pour toujours en France ».
Mais revenons aux essais annoncés. C'est le 24 du même mois qu'ils auront lieu
à Brest et se montreront très concluants pour l'action que mène La Houlière.
Ils mettront en compétition les quatre canons anglais (calibres de 32, 24 ,16
et 12) et deux français, l'un de calibre 24 de la forge de Ruelle et l'autre de
calibre 12 de la forge de Bégory en basse Navarre. Tous se comportèrent
honorablement suivant les critères retenus par l'ordonnance du 7 septembre 1767
relative à ce type d'essais. Ensuite pour les essais poussés, ne furent retenus
que les canons de 12 (anglais et français) et le canon de 24 français. Cinq
autres essais eurent lieu ensuite avec des conditions de plus en plus rudes
pour les trois retenus qu'il s'agisse de la charge de poudre, du nombre de
boulets ronds ou ramés chargés avec adjonction de tampon de terre glaise ou
autre artifice retenu. Ce n'est qu'à la cinquième épreuve que le canon de
Bégory (calibre de 12) creva alors que l'inspection des autres ne montra aucun
défaut. Il fallut attendre la sixième pour que le canon de Ruelle (calibre 24)
subisse le même sort et la septième pour que le canon anglais de 12 rende l'âme
à son tour. A noter toutefois que les essais 5, 6 et 7 furent effectués dans
les mêmes conditions.
Dans les jours qui suivirent, des analyses complémentaires furent effectuées et
le rapport fait état qu'« il a été encore reconnu à la finesse du grain
et à sa couleur cendrée et moins brillante que le métal anglois est plus
compact et plus dur que celui des canons françois ».
Moins d'un mois plus tard, La Houlière nous apprend que le ministre a donné
l'ordre de faire exécuter « à Nantes quelques canons pareils à ceux
d'Angleterre », que cette fabrication devrait être imminente et qu'il
espère avoir dans le courant du mois prochain des nouvelles rassurantes.
L'affaire ne traînera effectivement pas puisque le 3 novembre, il annonce que
le 25 courant il doit se rendre à Nantes avec MM. d'Angenoust et de Secval pour
y « éprouver le degré de perfection que nos vieilles fontes acquerront
étant de nouveau refondues et mélangées en proportion dues dans des fourneaux
de réverbères ». Il demandera encore qu'un obusier-canon de modèle
beaucoup plus conséquent y soit coulé pour y subir des essais similaires, mais
soulignera que les possibilités de cette fonderie sur sa capacité à y fondre en
une seule fois une quantité suffisante de matières demeurent aléatoires. C'est
le 17 décembre qu'il sera tout heureux de mentionner : « Notre premier
canon fut enfin coulé hier avec succès, le four à réverbère avoit été chargé
d'environ 500 livres pesant en blocs ou taques de lest ou arrimage de plusieurs
morceaux de gueuses fondues à Ruelle de deux pièces d'un affût de mortier dont
l'un pesoit 125 livres, l'autre environ 400 faisant ensemble 2630 livres en
huit heures de feu, toute cette masse fut mise en fusion et notre canon fut
moulé, la fonte en est grise et promet de la résistance, c'est le premier qui
ait été coulé en France de cette manière d'où il suit que les canons qui seront
jugés hors de service pourront être refondus, nos munitions hors de calibre
remises à neuf, que maîtres de mêler ces vieilles fontes avec les gueuses
neuves reconnues les meilleures et qui ne sont pas rares dans le royaume on
sera assuré d'avoir pour la Marine et les côtes d'excellents canons et boulets
afin qu'il ne reste rien de douteux à cet égard ».
Dans la semaine qui suivit, deux autres canons virent le jour dans cette
fonderie et avant même la fin de l'année, un procès-verbal sera rédigé en
commun par « Fougeroux de Secval, chevalier de l'ordre royal et
militaire de St Louis, lieutenant des vaisseaux du Roi et officier d'artillerie
de la Marine, de concert avec M. d'Angenoust, chevalier de l'ordre royal et
militaire de St Louis, chef de brigade au corps royal de l'artillerie en
présence et aidé de M. de La Houlière, chevalier de l'ordre royal et militaire
de St Louis, Brigadier des armées du Roi et de M. Doyard, ancien commissaire
général de la Marine ». Ce document traite de la méthode employée lors
des différentes fusions, des constatations et conclusions immédiatement
visibles. Cependant La Houlière éprouvera le besoin d'y ajouter des
observations personnelles - qu'il sera du reste seul à signer - qui traitent
plus spécialement des avantages qu'il voit dans cette nouvelle technique et des
améliorations qu'elle apporte suivant ses convictions intimes et cela avant
même que ces canons ne soient forés et qu'ils ne puissent donc être essayés.
Le rapport commun traite de trois canons du calibre 4 qui furent coulés les 16,
19 et 24 décembre 1776. Ceux-ci d'un poids unitaire de 2 000 livres sont
coulés "plein" après huit heures de mise en feu du four. La seule
caractéristique technique qui est mentionnée dans ce rapport concerne le poids
spécifique des fontes obtenues : « La moyenne du pied cube de la
première provenant de gueuses dites fontes neuves et vieilles matières s'est
trouvé de 494 livres. La moyenne du pied cube de ces mêmes fontes refondues
semblablement pesées s'est trouvée de 501 livres ». Ce qui correspond
²²actuellement à des densités respectives de 7,05 et 7,155. Les signataires,
très prudents, spécifient bien : « L'expérience seule prouvera si cette
augmentation de pesanteur spécifique ajoute à la ténacité de la fonte ».
Autre conclusion qui fit l'unanimité : « il est facile de faire usage
du fourneau de réverbère pour donner une seconde fusion à la fonte de fer ;
qu'elle y acquiert un degré de chaleur assé fort pour entrer en parfaire
liquéfaction et pouvoir se très bien mouler ; que cette méthode est peu
dispendieuse, consommant comme nous l'avons dit ci-dessus peu de bois et de
charbon de terre et le service particulier de chaque fourneau n'exigeant que
deux hommes ». Seule réserve mentionnée : « Il nous restoit à
sçavoir si les fontes refondues plusieurs fois deviennent réfractaires ou si
elles restent aussi fusibles et si par cette itérative fusion elles perdent de
leur ténacité ». Un essai complémentaire eut lieu dans cette optique
le 28 décembre et ne donna pas satisfaction, les déchets de fonte ayant été
jugés considérables.
Mais La Houlière dans son complément qu'il rédigea fera remarquer que M.
d'Angenoust trouva quelques qualités à cette fonte qu'elle « a le grain
plus fin et un peu plus blanc que celui de cette même fonte avant d'avoir été
recoulée, qu'elle est ainsi plus sèche », ce qui n'empêchera pas ce
dernier de rester prudent en affirmant que l'épreuve de la poudre serait le
seul juge, abondant ainsi dans le même sens.
S'il mentionne une fois de plus les résultats que l'on peut attendre d'une
telle technique, il avancera également les arguments économiques développés à
la fin du paragraphe 3.
Vue de l'île d'Indret en environs de 1840
Nous sommes désormais en 1777
et un soutien important pour La Houlière viendra de son correspondant principal,
le comte de Langeron qui était gouverneur général du port de Brest et qui
suivait cette affaire. Dans un courrier daté du 04/01/1777 adressé au Ministre
de la Marine, et après avoir rappelé les besoins nécessaires en mortiers pour
la défense de Brest, estimé ceux nécessaires aux autres ports de la Manche et
de l'Atlantique et enfin sa « préférence à la fonte à l'angloise
», dans une belle envolée où « on se permettra de dire avec la
franchise et le zèle d'un vieux militaire », il conclura sa missive en
spécifiant : « L'on finira ce mémoire par désirer que le Gouvernement
veuille bien s'occuper sérieusement de cette fonte et décider si elle sera
adoptée ou rejetée.
Si elle est adoptée, l'on pense qu'il n'y a pas à balancer à attirer en France
le sieur Wilkinson pour un, deux, trois ou quatre ans afin d'éviter les pertes
de temps et d'argent irréparables du tâtonnage des essais.
Si elle est rejetée, ce ne sera sûrement qu'après un examen des avantages réels
et des inconvénients sans s'arrêter à de vaines déclarations dictées par
l'amour-propre ou par l'intérêt particulier. Nous prenons tant de choses
frivoles des Anglois, pourquoi ne prendrions nous pas la fonte de leurs
excellents canons ?
Songeons que nos ports ont besoin de gros mortiers ».
Voilà, c'est dit.
Le 9 janvier, La Houlière est à Paris où, avec M. d'Angenoust, il rencontre le
Ministre qui semble toujours désireux de faire suivre cette opération par M. de
Secval qui supervise la fonderie de Ruelle. Ce sera l'occasion de rappeler que
Wilkinson ne veut personne pour le surveiller et que la solution la plus simple
est de profiter des dispositions récentes des négociants nantais, de se joindre
à eux pour y établir une fonderie et de nommer Wilkinson qui, selon ses
renseignements, aurait accepté la dernière offre du Ministre, dirigerait cette
fonderie. De Secval dont « sa connoissance dans les fontes le rendant
précieux à la Marine » pourrait ainsi rester à Ruelle.
Pourtant une autre possibilité se profilera. En effet, les sieurs Wilkinson
proposeront « de profiter de ce qui est fait à Ruelle, de faire
quelques légers changements aux deux fourneaux qui y sont mais de leur donner
plus de vent, et à cet effet de faire faire en Angleterre des soufflets en fer
de fonte ... ... de disposer le local de manière à placer à portée de la fosse
à mouller deux fourneaux à réverbère pour mêler dans les moulles des canons le
métal venant des hauts-fourneaux ». De Sartines a donc désormais le
choix entre 3 solutions :
- Créer une fonderie propre à la Marine
- Opter pour une nouvelle fonderie mixte à capitaux privés et royaux mais à
majorité privée
- Modifier la fonderie de Ruelle pour l'adapter aux nouvelles technologies.
Le Ministre tranchera très vite en faveur d'une nouvelle fonderie royale
puisque le 18 mars , La Houlière écrira que les choses viennent de se décanter.
Wilkinson est venu en France aux dernières conditions proposées par le Ministre
et auroit a tenu à ce que personne ne le surveille. De Secval qui
désiré que cette fonderie eut été jointe à celle de Ruelle »
n'assistera qu'aux premières coulées de fonte de la nouvelle fonderie. Pourtant
4 jours auparavant de Sartines avait écrit à de Lavillhélio : « si ce
n'est que M. De Serval officier d'artillerie de la Marine est désigné pour
assister aux opérations du sieur Wilkinson, mais qu'il propose donc de ne se
rendre à Nantes qu'après que l'acquisition du terrein propre aux établissements
projetés aura été faite et que les plans des bâtiments à exécuter auront été
dressés et envoyés ici ». Pourtant en mai 1777, le Ministre informera
le commissaire de la Marine à Nantes qu'il a reçu à deux reprises des courriers
de de Secval avec les plans d'un petit fourneau à réverbère et les «
coupe et profil des établissements qu'exige le projet du sieur Wilkinson
». La Houlière faisait-il encore l'objet de suspicion de la part du
Ministre ?
Confiant dans l'avenir de cette fonderie qu'il avait tant appelée de ses vœux,
il nous affirme que Wilkinson partira le surlendemain, soit le jeudi 20 mars,
reconnaître les environs pour décider de l'implantation de cette usine dont «
le Ministre a pris le parti de faire exécuter aux dépens du Roy ce que le
commerce étoit près de faire à Nantes pour son compte ».
« Voilà donc une fonderie à portée de fournir à nos places maritimes et
à nos côtes », écrira-t-il. Très confiant il précisera même «
Comme M. Wilkinson ne fera pas de bâtiment à notre mode et ne fera que des
hangars nécessaires aux ouvrages il dépensera peu et je ne doute pas que dans
le mois d'août il ne soit en état de fondre ». Il ne pouvait prévoir
que Wilkinson ne s'entendrait pas avec Magin, Ingénieur de Marine, chargé de
réaliser les ouvrages hydrauliques pour mouvoir la forerie à eau. Cette
mésentente sera cause du renvoi de Magin en septembre de la même année et qu'il
faudra attendre que Toufaire vienne le remplacer. Tous ces atermoiements
allaient reporter au mois d'août 1778 le forage du premier canon, encore ce
dernier ne devait-il être foré que par une forerie provisoire à chevaux puisque
la forerie principale n'était toujours pas terminée à cette époque.
Durant l'année qui suivit, aucune trace de la correspondance de La Houlière ne
nous parvint. Il faut attendre le 29 mars 1778 pour avoir de ses nouvelles. A
cette époque, le contexte politique a changé. Les insurgents d'Amérique avaient
déclaré leur indépendance le 4 juillet 1776, Benjamin Franklin était
venu plaider sa cause et surtout la France avait reconnu l'indépendance de
l'Amérique le 6 février 1778 et s'était engagée à apporter son soutien aux
adversaires de Sa Très Gracieuse Majesté (La Fayette ne se rendra avec la
frégate "l'Hermione" pour aider ces révolutionnaires qu'en mars 1780).
Wilkinson allait-il rester en France ?
La Houlière proposera au Ministre ses services auprès de Wilkinson «
pour détruire dans son esprit la crainte des reproches que le ministère
britannique pourra luy faire, pour animer son zèle et son activité et pour luy
suggérer tous les moyens de mettre au plus tôt l'établissement en état de
fondre et de forer ». Le Ministre lui répondra qu'« il n'étoit
pas encore temps ». Toujours cette méfiance du Ministre à son égard ?
Vue de l'île d'Indret environs de 1840
La Houlière dont l'opiniâtreté
à se battre pour l'implantation d'une nouvelle fonderie inspirée des techniques
anglaises n'a eu de cesse de faire des recherches pour trouver les moyens et
les lieux les plus adaptés selon ses critères pour cette implantation. St
Sébastien sur Loire, près de Nantes où sera effectuée la première coulée en
France ( 16 décembre 1776 ) de canons suivant la technique anglaise dans des
fours à réverbère de capacité certes inférieure à ceux des frères Wilkinson,
contribuera sans doute à ce choix de sa part mais d'autres critères y
participeront. Ainsi note-t-il « Nantes rassemble toutes les commodités
en matériaux propres à établir ce travail et qui ne se trouvent pas partout.
Tous les canons et vieux fers coulés peuvent y aborder aisément pour être de
nouveau refondus et mêlés avec des gueuses neuves des meilleurs fourneaux en
Berry, Bourbonnois, Nivernois ainsi que du charbon de terre venant par la
Loire. Les fourneaux de Ruelle étant au Roy pourroient aussi y envoyer leurs
gueuses en descendant par la Charente ».
En outre, John Wilkinson dès les tous premiers contacts n'avait-il pas bien
pris la peine de préciser que : « s'il étoit question d'un marché
avantageux avec un particulier, qu'il y envoyeroit volontiers son frère cadet
». Or, au moment même de cette première coulée d'un canon à Nantes en
décembre 1776, il y avait une initiative locale « des principaux
négociants de cette ville entre autres MM. Arnoult, Drouin, Gruelles,
LavilleBoinet de Luynes et plusieurs dont je ne sais pas les noms [qui]
veulent ouvrir une souscription pour faire cent cinquante milles livres et 25
actions de 6 000 livres chacune à l'effet d'établir ici une fonderie pour
la marine marchande pour y faire des canons de 4 et de 8 petites longueurs pour
les armateurs ». Ces messieurs ajoute-t-il « se portent à cet
établissement en vrais patriotes, ces sentiments de leur part sont très
louables et sont trop personnels à M. de Sartines pour ne pas les agréer et
approuver et même les aider de quelques ouvriers mouleurs et foreurs qui sont
sans travail en Angoumois et Périgord ».
Après avoir rassuré le Ministre sur le fait qu'il reste seul décideur en cette
affaire, il avoue avoir « insinué à ces MM. que s'il arrivoit que M. de
Sartines fit venir un anglois expert en ce genre de travail ils feroient bien
de lui offrir une action sans fonds pour l'engager à les assister de ses
conseils, ce qu'ils m'ont paru disposés à faire.
L'intention de MM. de Nantes que j'ai bien un peu aiguillonné m'a fait naître
l'idée de proposer par la réponse du Ministre de faire faire dans leur fonderie
projetée deux ou trois fourneaux de plus pour le compte du Roy, de leur passer
de Ruelle deux tables à forer au moyen de quoi lorsqu'ils voudront faire du 12
ou réparer leurs fourneaux, leur travail ne discontinuera pas par ce moyen et
M. Wilkinson arrivant je répondrois bien qu'on y fondroit dans trois mois et
cela n'exigera pas de fonds du Ministre, on commenceroit par jouir par
s'instruire, ensuite on iroit ailleurs et où M. Wilkinson jugera plus à propos,
j'ouvrirois cet avis dont M. de Sartines fera ce qu'il voudra mais le canon
n'y reviendroit pas à plus haut prix et on en feroit pour le commerce qu'on
vendra 25 livres avec bénéfice de 10 livres et au moins de 9 livres ».
Suprême astuce aux yeux de notre émule-fondeur mais il ne saurait en rester là.
Peu de temps après, il suggèrera même au Ministre « de se joindre à eux
en portant ces 25 actions à cinq de plus et les aidant de deux tables à forer
qu'on feroit passer de Ruelle où il y en a trois ou quatre de superflues et
inutiles puisqu'il y en a onze. On tireroit au bout de quelques mois de cette
fonderie dirigée par le sieur Wilkinson des ouvriers faits et instruits pour
celle de Ruelle, il en coûteroit moins au Roy que pour les changements que le
sieur Wilkinson se propose de faire ; il existeroit deux de ces fonderies en
France qui fourniroient aux besoins de la Marine Royalle et Marchande et au
lieu de tirer des canons de Suède, on pourroit en faire commerce puisque les
intérêts des fonds, les honoraires du sieur Wilkinson compris, le quintal de
canon ne reviendroit que 14 et 15 livres ainsi que le sieur de La Houlière l'a
assuré et l'assure encore avec la connoissance la plus exacte des dépenses et
le Roy payeroit ses cinq actions avec de vieux canons qu'il vendroit aux
actionnaires à 36 livres le millier ».
Tout au long de ces courriers, on note la présence obsédante de la Loire, ce
grand fleuve qui permet de faire venir du centre de la France, les produits
dont ont tant besoin les fondeurs qu'il s'agisse de gueuses, de charbon de
terre ou autres. En outre, la possibilité d'une voie maritime à proximité de ce
transport fluvial va faciliter les liaisons avec la fonderie de Ruelle qui est
encore à l'époque le principal fournisseur de la Marine. Mais de Sartines
retiendra en sus la possibilité d'évacuer par le biais de l'océan les produits
que fournira cette nouvelle fonderie.
Toujours est-il que notre Ministre ne suivra pas La Houlière dans ses projets
d'une fonderie mixte et souhaitera disposer d'une fonderie propre sans lien
avec la marine marchande. La région nantaise où s'effectuèrent les premiers
essais, compte-tenu de ses facilités de communication tant avec le centre de la
France qu'avec l'océan, devait naturellement être retenue par le Ministre qui
donnera cette consigne à Wilkinson. Moins d'un mois après, Indret avait déjà
été visité et bien que non retenu définitivement semblait avoir retenu
l'attention des décideurs de l'époque.