Nous sommes dans les Vosges en cette année 1758 tout près
du col du Bonhomme. Ce n'est pas encore le département du Haut-Rhin puisque
cette notion de département ne viendra qu'avec la Révolution. Un enfant vient
de naître. Il s'appellera François Demangeat et s'éteindra près
de 70 ans plus tard en 1827 après avoir influé fortement sur la vie de notre
région. Durant 20 ans, en effet, il sera le régisseur de la toute jeune
fonderie royale de canons d'Indret non sans s'être attiré quelques inimitiés
dans les environs. Inimitiés qu'il put surmonter durant toute la période
révolutionnaire et l'Empire mais que la chute de Napoléon précipita. Il se
retirera à temps et sortira indemne de cette passe où il dut subir les
assauts de certains de ses ennemis.
Suffisamment brillant dans ses études pour être nommé avocat à Colmar avant
même que la Révolution n'éclate, Demangeat ne devait pas se sentir attiré
par les plaidoiries et c'est dans une toute autre direction qu'il devait
percer. En 1793, il se retrouve régisseur de la fonderie d'Indret sans que
l'on sache très bien comment. Cette incertitude quant à sa nomination est
partagée par certains responsables départementaux de l'époque qui ne surent
pas comment il fut parachuté à ce poste et ne l'apprirent que plus tard
alors qu'il était déjà entré en fonction. C'est ainsi que Sourdeval qui est
Commissaire de la Marine à Nantes dont le domaine de compétence s'étend de
Rochefort à Lorient jusqu'à Orléans et qui entretient une correspondance
très suivie avec le Ministre de la Marine écrit le 15 Frimaire An II
(05/12/1793) : « Tu as sans doute été informé par le citoyen
Favereau que la fonderie d'Indret est actuellement en régie, je ne le sais
que depuis quelques jours que le citoyen Capon vint avec le citoyen
Demangeat qui est le régisseur pour me demander quelques fonds ».
Le ministère lui répondra le 19 Nivose An II (08/01/1794) « Le
Ministre vient d'arrêter, Citoyen, que le citoyen Demangeat nommé
provisoirement régisseur de la fonderie d'Indret, par un arrêté des
représentants du Peuple à l'armée de l'ouest en date du 1er brumaire de l'an
2 de la République (22/10/1793) jouirait, à compter de cette époque d'un
traitement annuel de trois mille cinq cents livres ». Il aura
donc fallu plus de deux mois après cette nomination pour que les plus hauts
dignitaires régionaux chargés de la Marine apprennent cette nouvelle
importante car Indret dont la mission était d'approvisionner les armées en
canons durant cette période difficile était incontestablement un site
stratégique de la plus haute importance. C'est si vrai que le château d'Aux
fut l'objet d'attaques pour s'emparer de l'île et de ses canons.
François Demangeat devait bénéficier d'appuis solides sur le plan national.
Cousin du conventionnel Reubel, il sut tout au long de sa carrière
entretenir ses relations. Lorsque Napoléon vint à Indret en août 1808, il
tint à décorer de la Légion d'Honneur cet homme pour les services qu'il
avait rendus à la France. Mais en attendant cette marque de considération
les compliments ne manquaient pas. Le 19 Brumaire An II (soit 18 jours après
sa nomination) les membres nationaux du Comité de Salut Public «
convaincus de la négligence et peut-être même de l'incivisme des
entrepreneurs de la fonderie d'Indret » louaient déjà les
qualités prestigieuses de cet homme « dont le civisme et les
talents sont connus ». Ce compliment prend toute sa valeur
lorsque lisant la suite de la lettre on y découvre ces mots : «
Nous vous observons cependant [que l'on ne] peut considérer ce
mode que comme provisoire. Les régies en [...] ne conviennent
point aux intérêts de la république : 1° parce [les] régisseurs n'y
apportent pas la même économie que des pro[fessionnels] ; 2° parce que
l'expérience prouve que les perfectionnements [...] procédés
s'y introduisent beaucoup plus tard, ou même ne s'y [introdui]sent
pas ; 3° parce que de pareils établissements sont entre les
[mains] d'un ambitieux un moyen de puissance, qui peut-être très
dangereux pour la liberté de la nation. Nous vous recommandons de cher[cher]
les moyens de changer l'état de régie provisoire en un
autre [...] plus convenable aux formes austères du
gouvernement républicain». Ainsi donc la solution est loin d'être
idéale mais les capacités de l'homme en place sont garantes d'une bonne
gestion. Il restera effectivement en place jusqu'en 1815, période à partir
de laquelle la production d'Indret chutera brusquement et qui amènera en
1828 la transformation de cette manufacture royale en établissement chargé
de construire des machines à vapeur, puis plus tard des appareils propulsifs
pour la Marine nationale.
Mais revenons à notre homme.
C'est le 25 Germinal de l'an II (15/04/1794) qu'il signera une convention
par laquelle il s'engage vis-à-vis de « l'administration de la
grosse artillerie » qui dépend du Ministère de la Marine à «
exploiter pendant le cours de deux années à compter du 1er
floréal prochain la fonderie nationale dans l'isle d'Indret, district de
Nantes Département de la Loire-Inférieure et la forge de Moisdon située dans
le district de Chateaubriant même département et d'y fabriquer des bouches à
feu de toutes espèces ». Pour cela l'administration doit
laisser à sa disposition « tous les fourneaux, foreries, pompes à
feu, bâtiments, jardins, prairies, meubles et en général toutes les usines
dépendantes des Etablissements d'Indret et de Moisdon ».
Demangeat n'est donc qu'utilisateur des moyens de production et à ce titre,
il doit en assurer l'entretien courant, la République ne prenant à sa charge
que les très grosses réparations. A la fin de son contrat il est tenu de
rendre tous les locaux, matériels etc. qui lui ont été confiés dans un état
analogue à celui qu'ils avaient au moment de la cession. En outre pour le
démarrage de la nouvelle régie, l'Etat fournira 500 milliers de fontes en
provenance du Périgord en sus de celles qui y existent déjà et la bagatelle
de « deux millions de vieilles fontes provenant des bouches à feu
hors de service ». La forge de Moisdon, elle aussi est chargée
d'assurer les approvisionnements nécessaires à celle d'Indret.
L'approvisionnement des charbons nécessaires à la fusion de ces matières
premières sera effectué grâce au concours des mines de Decize et de Blanzy
en attendant que celles de Montrelais et de Nort ne prennent le relais.
Ainsi nanti de ces moyens de production, notre homme s'engage à fournir à la
République 80 canons par mois « dont 30 du calibre de 36, trente
du calibre de 18 ou 24 et vingt de 12, 8, 6 ou 4 ou la proportion dans les
calibres qui me seront désignés ». Il ne lui manque plus qu'une
chose mais elle est d'importance : la main d'œuvre. Pour cela : «
Pour me mettre à portée de remplir mes engagements avec exactitude, tous
les ouvriers de quelque nature que ce soit maintenant employés dans les
fonderies d'Indret et de Moisdon soit intérieurement soit extérieurement,
seront mis en réquisition m'engageant à leur fixer des traitements tels
qu'ils ne puissent avoir aucun sujet de plainte ». Afin de
rassurer son interlocuteur, l'Etat, il doit s'engager de manière très ferme
dans le dernier article de son contrat : « Et pour assurer à la
République l'exécution du présent traité, j'y affecte tous mes biens
présents et à venir ».
La volonté du pays de donner à l'établissement d'Indret et à Demangeat les
moyens d'assurer cette mission n'est pas une simple velléité. En effet, 11
jours plus tard, le Comité de Salut Public de la Convention Nationale arrête
dans un article unique (signé par Prieur, Carnot, Robespierre, Lindet,
Billaud-Varennes, Barère et St Just) que les « Forges de Moisdon
serviront à approvisionner les fonderies d'Indret, et qu'à cet effet, cet
établissement est mis à la disposition de la commission des armes, poudres
et exploitation des mines ». Voilà donc Demangeat bien établi
et en mesure de commencer à produire.
Le problème, c'est que le Commissaire de la Marine à Nantes ne sait pas trop
bien ce qui se passe à Indret et que des tiraillements apparaissent. Il se
plaint en effet que les « travaux dont il s'agit se faisaient
sans qu['il] en [eut] connaissance et que
[sa] signature, ainsi que celle des administrateurs sous [ses]
ordres, n'étaient apposées sur les états que pour la forme ».
Cahin-caha la vie de notre homme se poursuit jusqu'au 30 avril 1795 où là,
subitement alors que son contrat était encore valable pour un an, Demangeat
signe un second traité avec le Ministère pour la gestion d'Indret. Celui-ci
est prévu pour une durée de 3 ans et prendra effet à la fin de celui en
cours. Il s'assure donc quatre années de production dans cette île.
Mais la principale différence entre les deux traités concerne plus les
forges de Moisdon que celles d'Indret car si dans le premier, Moisdon «
dût être exclusivement employée à fondre en gueuses » pour
Indret, dans le second, « Les Forges de Moisdon devant être
particulièrement destinées à fournir une partie des fontes nécessaires à
l'approvisionnement d'Indret », Demangeat s'engage à «
y en faire fabriquer un million par an », et il rajoute
dans le même article « Je ne serai tenu à fabriquer aux dites
forges qu'un million de fontes pour l'alliage des canons ».
Toute la différence est là et elle est de taille car plus tard, Demangeat
comprendra que cette clause lui laisse la possibilité de fabriquer plus mais
à son propre compte. Ce qui n'est pas faux car le Comité de Salut Public
vient de décider le 12 nivose An II (1 Janvier 1795) « Que tous
les maîtres de forge qui ont des marchés passés avec les Ministres de la
Guerre et de la Marine, ou avec l'Administration des armes, pourront verser
dans le commerce l'excédent des fers qui leur sont nécessaires pour
satisfaire aux conditions de leurs marchés ». Demangeat en a
vraisemblablement été informé, ce qui n'était peut-être pas le cas des
administrateurs départementaux. De ces petites lignes une querelle allait
très vite naître.
En effet dès le 15 juillet suivant, la Commission des Armes et Poudres écrit
à Lesire qui était administrateur de Demangeat à Moisdon « comme
il paroît que l'agriculture éprouve un besoin pressant de fers, la
commission vous autorise à en fabriquer et à le donner en échange de grains,
quant aux fers en verges, vous pouvez le vendre en numéraire dans le
commerce et employer l'argent qui en proviendra en approvisionnements et
réparations nécessaires à votre forge, vous nous rendrez un compte exact de
cette opération ».
De son côté, Demangeat continuait avec zèle son activité à Indret puisqu'en
fin d'année, le Ministre écrit au Commissaire de Nantes « Il
existe, Citoyen, à la fonderie d'Indret trois cents canons disponibles de
différents calibres ». A raison d'environ 80 canons par mois,
il avait donc déjà près de 4 mois d'avance sur son planning.
Mais la roue tourne. Les chouans attaquent les forges de Moisdon, Lesire
s'enfuit en laissant sur place femme et enfants, des dilapidations sont
commises dans ces forges. Des fers disparaissent et en juin 1796, le
commissaire de la Marine à Nantes change, c'est un dénommé Letourneux qui
assume désormais la charge. Ses sentiments à l'égard de Demangeat ne
semblent pas être meilleurs, dire que la suspicion est de rigueur est
vraisemblablement un euphémisme. Dans un premier courrier au Ministre de la
Marine il fait une observation qui « regarde un citoyen Demangeat
qui, je ne sais sur quel fondement bien ou mal appuyé, prétend avoir la
propriété des fers plats et demi-plats ; ce citoyen Demangeat est Directeur
en chef de la fonderie de canons établie à Indret près de Nantes. C'est sous
ce titre qu'il a du obtenir du Gouvernement du temps il y a 2 ou 3 ans la
disposition ou la régie des Forges de Moisdon. Je n'ai pu me procurer sur ce
point que des connoissances obscures ». Il montre une
indisposition suffisamment forte car, écrit-il, : « Cependant
j'ai cru pouvoir prendre sur moi de faire défendre provisoirement à qui que
ce soit de porter la main à ces fers que j'ai consignés sur les lieux
». Il n'hésite pas à aller plus loin dans ses conclusions car ajoute-
t-il : « l'opération est telle que je crois fondé à y soupçonner
de l'injustice d'une part et de la surprise de l'autre ; le tout mérite un
approfondissement qu'il vous sera facile, citoyen ministre, de vous procurer
par votre collègue Ministre de la Guerre ». Nous voilà avec
deux ministres concernés par les relations Demangeat-Commissaire de la
Marine.
13 jours plus tard, il a connaissance des traités qu'a signés Demangeat mais
ses soupçons demeurent, s'accentuent même : « Je suis à la
recherche de nouveaux renseignemens et on m'en fait espérer qui sont de
nature à prouver que le citoyen Demangeat n'a pas toujours rempli les
conditions des traités. On dit même qu'il en auroit abusé au préjudice des
intérêts de la République ». L'accusation commence à se faire
plus précise.
Comble de malchance (ou de chance pour lui, accusateur), deux jours plus
tard il reçoit une missive : « On me donne à l'instant avis qu'il
vient d'arriver à Barbin un bateau chargé de fers de Moisdon adressé au
citoyen Chevreuil par Lesire agent de Demangeat. On croit qu'il y a environ
une 30° de milliers qui sont destinés à être vendus à Barbin ».
Il y est même mentionné que « on décharge à l'instant ce fer qui
est arrivé couvert de bois de charpentier ». Du fer couvert de
bois, voilà qui est hautement suspect !
L'affaire des 35 milliers de fers plats démarre.