Indret : Une fonderie de canons ( 1777 - 1828 )



Un administrateur d'Indret




Nous sommes dans les Vosges en cette année 1758 tout près du col du Bonhomme. Ce n'est pas encore le département du Haut-Rhin puisque cette notion de département ne viendra qu'avec la Révolution. Un enfant vient de naître. Il s'appellera François Demangeat et s'éteindra près de 70 ans plus tard en 1827 après avoir influé fortement sur la vie de notre région. Durant 20 ans, en effet, il sera le régisseur de la toute jeune fonderie royale de canons d'Indret non sans s'être attiré quelques inimitiés dans les environs. Inimitiés qu'il put surmonter durant toute la période révolutionnaire et l'Empire mais que la chute de Napoléon précipita. Il se retirera à temps et sortira indemne de cette passe où il dut subir les assauts de certains de ses ennemis.

Suffisamment brillant dans ses études pour être nommé avocat à Colmar avant même que la Révolution n'éclate, Demangeat ne devait pas se sentir attiré par les plaidoiries et c'est dans une toute autre direction qu'il devait percer. En 1793, il se retrouve régisseur de la fonderie d'Indret sans que l'on sache très bien comment. Cette incertitude quant à sa nomination est partagée par certains responsables départementaux de l'époque qui ne surent pas comment il fut parachuté à ce poste et ne l'apprirent que plus tard alors qu'il était déjà entré en fonction. C'est ainsi que Sourdeval qui est Commissaire de la Marine à Nantes dont le domaine de compétence s'étend de Rochefort à Lorient jusqu'à Orléans et qui entretient une correspondance très suivie avec le Ministre de la Marine écrit le 15 Frimaire An II (05/12/1793) : « Tu as sans doute été informé par le citoyen Favereau que la fonderie d'Indret est actuellement en régie, je ne le sais que depuis quelques jours que le citoyen Capon vint avec le citoyen Demangeat qui est le régisseur pour me demander quelques fonds ». Le ministère lui répondra le 19 Nivose An II (08/01/1794) « Le Ministre vient d'arrêter, Citoyen, que le citoyen Demangeat nommé provisoirement régisseur de la fonderie d'Indret, par un arrêté des représentants du Peuple à l'armée de l'ouest en date du 1er brumaire de l'an 2 de la République (22/10/1793) jouirait, à compter de cette époque d'un traitement annuel de trois mille cinq cents livres ». Il aura donc fallu plus de deux mois après cette nomination pour que les plus hauts dignitaires régionaux chargés de la Marine apprennent cette nouvelle importante car Indret dont la mission était d'approvisionner les armées en canons durant cette période difficile était incontestablement un site stratégique de la plus haute importance. C'est si vrai que le château d'Aux fut l'objet d'attaques pour s'emparer de l'île et de ses canons.

François Demangeat devait bénéficier d'appuis solides sur le plan national. Cousin du conventionnel Reubel, il sut tout au long de sa carrière entretenir ses relations. Lorsque Napoléon vint à Indret en août 1808, il tint à décorer de la Légion d'Honneur cet homme pour les services qu'il avait rendus à la France. Mais en attendant cette marque de considération les compliments ne manquaient pas. Le 19 Brumaire An II (soit 18 jours après sa nomination) les membres nationaux du Comité de Salut Public «  convaincus de la négligence et peut-être même de l'incivisme des entrepreneurs de la fonderie d'Indret » louaient déjà les qualités prestigieuses de cet homme « dont le civisme et les talents sont connus ». Ce compliment prend toute sa valeur lorsque lisant la suite de la lettre on y découvre ces mots : «  Nous vous observons cependant [que l'on ne] peut considérer ce mode que comme provisoire. Les régies en [...] ne conviennent point aux intérêts de la république : 1° parce [les] régisseurs n'y apportent pas la même économie que des pro[fessionnels] ; 2° parce que l'expérience prouve que les perfectionnements [...] procédés s'y introduisent beaucoup plus tard, ou même ne s'y [introdui]sent pas ; 3° parce que de pareils établissements sont entre les [mains] d'un ambitieux un moyen de puissance, qui peut-être très dangereux pour la liberté de la nation. Nous vous recommandons de cher[cher] les moyens de changer l'état de régie provisoire en un autre [...] plus convenable aux formes austères du gouvernement républicain». Ainsi donc la solution est loin d'être idéale mais les capacités de l'homme en place sont garantes d'une bonne gestion. Il restera effectivement en place jusqu'en 1815, période à partir de laquelle la production d'Indret chutera brusquement et qui amènera en 1828 la transformation de cette manufacture royale en établissement chargé de construire des machines à vapeur, puis plus tard des appareils propulsifs pour la Marine nationale.




Mais revenons à notre homme.

C'est le 25 Germinal de l'an II (15/04/1794) qu'il signera une convention par laquelle il s'engage vis-à-vis de « l'administration de la grosse artillerie » qui dépend du Ministère de la Marine à «  exploiter pendant le cours de deux années à compter du 1er floréal prochain la fonderie nationale dans l'isle d'Indret, district de Nantes Département de la Loire-Inférieure et la forge de Moisdon située dans le district de Chateaubriant même département et d'y fabriquer des bouches à feu de toutes espèces ». Pour cela l'administration doit laisser à sa disposition « tous les fourneaux, foreries, pompes à feu, bâtiments, jardins, prairies, meubles et en général toutes les usines dépendantes des Etablissements d'Indret et de Moisdon ». Demangeat n'est donc qu'utilisateur des moyens de production et à ce titre, il doit en assurer l'entretien courant, la République ne prenant à sa charge que les très grosses réparations. A la fin de son contrat il est tenu de rendre tous les locaux, matériels etc. qui lui ont été confiés dans un état analogue à celui qu'ils avaient au moment de la cession. En outre pour le démarrage de la nouvelle régie, l'Etat fournira 500 milliers de fontes en provenance du Périgord en sus de celles qui y existent déjà et la bagatelle de « deux millions de vieilles fontes provenant des bouches à feu hors de service ». La forge de Moisdon, elle aussi est chargée d'assurer les approvisionnements nécessaires à celle d'Indret. L'approvisionnement des charbons nécessaires à la fusion de ces matières premières sera effectué grâce au concours des mines de Decize et de Blanzy en attendant que celles de Montrelais et de Nort ne prennent le relais.

Ainsi nanti de ces moyens de production, notre homme s'engage à fournir à la République 80 canons par mois « dont 30 du calibre de 36, trente du calibre de 18 ou 24 et vingt de 12, 8, 6 ou 4 ou la proportion dans les calibres qui me seront désignés ». Il ne lui manque plus qu'une chose mais elle est d'importance : la main d'œuvre. Pour cela : «  Pour me mettre à portée de remplir mes engagements avec exactitude, tous les ouvriers de quelque nature que ce soit maintenant employés dans les fonderies d'Indret et de Moisdon soit intérieurement soit extérieurement, seront mis en réquisition m'engageant à leur fixer des traitements tels qu'ils ne puissent avoir aucun sujet de plainte ». Afin de rassurer son interlocuteur, l'Etat, il doit s'engager de manière très ferme dans le dernier article de son contrat : « Et pour assurer à la République l'exécution du présent traité, j'y affecte tous mes biens présents et à venir ».

La volonté du pays de donner à l'établissement d'Indret et à Demangeat les moyens d'assurer cette mission n'est pas une simple velléité. En effet, 11 jours plus tard, le Comité de Salut Public de la Convention Nationale arrête dans un article unique (signé par Prieur, Carnot, Robespierre, Lindet, Billaud-Varennes, Barère et St Just) que les « Forges de Moisdon serviront à approvisionner les fonderies d'Indret, et qu'à cet effet, cet établissement est mis à la disposition de la commission des armes, poudres et exploitation des mines ». Voilà donc Demangeat bien établi et en mesure de commencer à produire.

Le problème, c'est que le Commissaire de la Marine à Nantes ne sait pas trop bien ce qui se passe à Indret et que des tiraillements apparaissent. Il se plaint en effet que les « travaux dont il s'agit se faisaient sans qu['il] en [eut] connaissance et que [sa] signature, ainsi que celle des administrateurs sous [ses] ordres, n'étaient apposées sur les états que pour la forme  ».

Cahin-caha la vie de notre homme se poursuit jusqu'au 30 avril 1795 où là, subitement alors que son contrat était encore valable pour un an, Demangeat signe un second traité avec le Ministère pour la gestion d'Indret. Celui-ci est prévu pour une durée de 3 ans et prendra effet à la fin de celui en cours. Il s'assure donc quatre années de production dans cette île.

Mais la principale différence entre les deux traités concerne plus les forges de Moisdon que celles d'Indret car si dans le premier, Moisdon «  dût être exclusivement employée à fondre en gueuses » pour Indret, dans le second, « Les Forges de Moisdon devant être particulièrement destinées à fournir une partie des fontes nécessaires à l'approvisionnement d'Indret », Demangeat s'engage à «  y en faire fabriquer un million par an », et il rajoute dans le même article « Je ne serai tenu à fabriquer aux dites forges qu'un million de fontes pour l'alliage des canons ». Toute la différence est là et elle est de taille car plus tard, Demangeat comprendra que cette clause lui laisse la possibilité de fabriquer plus mais à son propre compte. Ce qui n'est pas faux car le Comité de Salut Public vient de décider le 12 nivose An II (1 Janvier 1795) « Que tous les maîtres de forge qui ont des marchés passés avec les Ministres de la Guerre et de la Marine, ou avec l'Administration des armes, pourront verser dans le commerce l'excédent des fers qui leur sont nécessaires pour satisfaire aux conditions de leurs marchés ». Demangeat en a vraisemblablement été informé, ce qui n'était peut-être pas le cas des administrateurs départementaux. De ces petites lignes une querelle allait très vite naître.

En effet dès le 15 juillet suivant, la Commission des Armes et Poudres écrit à Lesire qui était administrateur de Demangeat à Moisdon « comme il paroît que l'agriculture éprouve un besoin pressant de fers, la commission vous autorise à en fabriquer et à le donner en échange de grains, quant aux fers en verges, vous pouvez le vendre en numéraire dans le commerce et employer l'argent qui en proviendra en approvisionnements et réparations nécessaires à votre forge, vous nous rendrez un compte exact de cette opération ».

De son côté, Demangeat continuait avec zèle son activité à Indret puisqu'en fin d'année, le Ministre écrit au Commissaire de Nantes « Il existe, Citoyen, à la fonderie d'Indret trois cents canons disponibles de différents calibres ». A raison d'environ 80 canons par mois, il avait donc déjà près de 4 mois d'avance sur son planning.

Mais la roue tourne. Les chouans attaquent les forges de Moisdon, Lesire s'enfuit en laissant sur place femme et enfants, des dilapidations sont commises dans ces forges. Des fers disparaissent et en juin 1796, le commissaire de la Marine à Nantes change, c'est un dénommé Letourneux qui assume désormais la charge. Ses sentiments à l'égard de Demangeat ne semblent pas être meilleurs, dire que la suspicion est de rigueur est vraisemblablement un euphémisme. Dans un premier courrier au Ministre de la Marine il fait une observation qui « regarde un citoyen Demangeat qui, je ne sais sur quel fondement bien ou mal appuyé, prétend avoir la propriété des fers plats et demi-plats ; ce citoyen Demangeat est Directeur en chef de la fonderie de canons établie à Indret près de Nantes. C'est sous ce titre qu'il a du obtenir du Gouvernement du temps il y a 2 ou 3 ans la disposition ou la régie des Forges de Moisdon. Je n'ai pu me procurer sur ce point que des connoissances obscures ». Il montre une indisposition suffisamment forte car, écrit-il, : « Cependant j'ai cru pouvoir prendre sur moi de faire défendre provisoirement à qui que ce soit de porter la main à ces fers que j'ai consignés sur les lieux  ». Il n'hésite pas à aller plus loin dans ses conclusions car ajoute- t-il : « l'opération est telle que je crois fondé à y soupçonner de l'injustice d'une part et de la surprise de l'autre ; le tout mérite un approfondissement qu'il vous sera facile, citoyen ministre, de vous procurer par votre collègue Ministre de la Guerre ». Nous voilà avec deux ministres concernés par les relations Demangeat-Commissaire de la Marine.

13 jours plus tard, il a connaissance des traités qu'a signés Demangeat mais ses soupçons demeurent, s'accentuent même : « Je suis à la recherche de nouveaux renseignemens et on m'en fait espérer qui sont de nature à prouver que le citoyen Demangeat n'a pas toujours rempli les conditions des traités. On dit même qu'il en auroit abusé au préjudice des intérêts de la République ». L'accusation commence à se faire plus précise.

Comble de malchance (ou de chance pour lui, accusateur), deux jours plus tard il reçoit une missive : « On me donne à l'instant avis qu'il vient d'arriver à Barbin un bateau chargé de fers de Moisdon adressé au citoyen Chevreuil par Lesire agent de Demangeat. On croit qu'il y a environ une 30° de milliers qui sont destinés à être vendus à Barbin ». Il y est même mentionné que « on décharge à l'instant ce fer qui est arrivé couvert de bois de charpentier ». Du fer couvert de bois, voilà qui est hautement suspect !

L'affaire des 35 milliers de fers plats démarre.


A suivre