La fabrication des canons devait répondre à un certain
nombre de critères de qualité. Aussi était-il prévu que des essais de
recette de ces canons soient effectués. Pour ce faire, des canonniers
étaient affectés à la manufacture.
Nous sommes le 11 Messidor An IV soit le 29 juin 1796. Une affaire éclate au
grand jour. Le commissaire de la Marine à Nantes écrit au Ministre : «
Je dois vous prévenir que les canonniers journaliers affectés aux
épreuves d'Indret [...] sont accusés d'avoir livré à des
forgerons de Nantes une plus grande quantité de charbon de terre qu'il ne
leur en revenait et qu'ils se sont fait payer l'excédent à un prix dont ils
sont convenus ». Cette dilapidation des biens de l'Etat est
aggravée par le fait « qu'il y a au moins vingt personnes qui se
sont compromises » et bien que « chacune d'elles se
permettait un vol qui [...] ne put lui produire que peu de
choses », un tel méfait « ne la rendait pas moins
coupable aux yeux de la loi ».
Quatre jours plus tard, notre commissaire apporte un complément
d'informations sur ce scandale naissant et les implications qu'il peut
comporter. Une chose semble heurter la conscience de notre informateur : le
caractère particulièrement vénal, au sens le plus péjoratif du terme, de
cette manoeuvre. « Le produit de la vente du charbon devait même
procurer une si modique somme à chacun d'eux qu'il est inconcevable qu'ils
aient pu s'exposer à encourir des peines infamantes pour un aussi faible
intérêt ». La seule excuse qu'il puisse invoquer pour tenter de
justifier de telles actions réside dans le fait « que les
ouvriers sont réduits à une extrême misère par le discrédit du papier avec
lequel on les paye ».
Ainsi donc, 15 ou 16 canonniers et 5 forgerons indretois, tous bons pères de
famille qui jouissaient d'une bonne réputation dont « le Citoyen
Richeux leur chef à Indret et sindic des marins de son canton »
ont commis l'extrême maladresse de tenter de se procurer quelques petits
revenus illicites sans en faire partager 3 de leurs collègues qui « avoient
donné connoissance de la chose » aux autorités.
Selon les premiers éléments connus, « les forgerons semblent être
les plus coupables parce sans doute, c'est à leur instigation que les
canonniers oubliant leurs devoirs se sont rendus complices d'un délit dont
les forgerons devaient retenir la meilleure part ».
Si aucun prévenu n'est encore arrêté, un problème se pose
déjà. Un tel méfait est passible de la cour martiale, ni plus ni moins. De
Sourdeval, notre commissaire cherche à atténuer la rigueur de la justice car
écrit-il : « il en coûterait même infiniment à mon coeur de sévir
contre eux, suivant toute la rigueur des lois ». En outre «
je gémis d'avance de la désolation que cela jetterait dans un grand
nombre de familles déjà bien malheureuses par les circonstances »,
insiste-t-il et pour tenter de justifier un peu plus sa défense il ne manque
pas de souligner qu'une cour martiale ne peut se réunir qu'à Lorient puisqu'
Indret n'est pas un port et qu'une telle administration n'est pas en place.
Il serait donc plus sage de n'évoquer l'affaire que devant le tribunal de
police correctionnelle de Nantes qui « après avoir fait
rembourser le prix du charbon de terre qui peut avoir été détourné
infligerait des peines aux coupables soit par quelques jours de prison soit
en faisant partir les canonniers pour servir sur les vaisseaux de la
République ».
Vingt jours plus tard, le Ministre rejoindra ce point de vue. Si, dit-il,
ces conseils lui paraissent dictés par un esprit de sagesse et d'humanité
dignes d'éloges, il n'en perd pas moins de vue qu'un tribunal "local" «
évitera des frais à la République et accélérera le jugement des
coupables sans rien diminuer de la peine qu'ils ont encourue ».
Il faudra encore attendre 2 mois pour qu'un courrier nantais nous donne
quelques précisions complémentaires sur la nature de cette affaire. Et là,
il s'agit de ce que l'on pourrait appeler un rebondissement. En effet, le
Conseil d'Administration du port de Nantes fut formé en tribunal de police.
De « nombreuses et longues » séances ne permirent
pas malgré des « interpellations sans nombre »
d'établir de preuves qui puissent appuyer la dénonciation à l'origine de
cette affaire. Malgré une relance auprès des responsables indretois pour
tenter de découvrir d'autres indices compromettants pour les suspects, aucun
élément concret n'a pu être découvert. Le commissaire nantais sent bien qu'« il ne peut considérer comme telles de simples allégations
consignées dans cette dénonciation ». Aussi argumente-t-il pour
signifier que « si ces prévenus ont su se soustraire au châtiment
dont ils sembloient menacés c'est qu'ils ont eu l'adresse de bien se
concerter ensemble pour rendre infructueuses les informations faites contre
eux ». Cependant, les présomptions lui semblent tellement
fortes contre certains des canonniers d'Indret qu'il croit qu'« il
seroit peut-être juste et politique de faire faire à ceux-ci une
campagne sur les vaisseaux de l'Etat ».
Ce n'est qu'au mois d'octobre que le Ministre tranchera en reprenant à son
compte les propositions de de Sourdeval : « j'ai pensé
[...] que les acquitter purement et simplement serait leur accorder un
brevet d'impunité dont ils ne manqueraient pas de se prévaloir et d'abuser
même à la première occasion ». Il se prononce donc pour une
campagne sur les vaisseaux de l'Etat et écrit : « ce sera au
Conseil d'Administration à déterminer dans sa sagesse quels sont les
individus qui auront encouru cette peine ».
C'est le 19 Brumaire ( 9 novembre) que le Ministre sera avisé que les
suspects ont tous été congédiés de la fonderie. Un souci d'ordre économique
apparaît alors dans les propos de son correspondant puisqu'il associe ces
licenciements à de nouvelles embauches possibles sous des conditions
différentes. Ainsi la tâche des canoniers qui consistait à « charger
les canons, le lest et le charbon de terre » pourrait
désormais être payée « à la pièce afin d'éviter qu'ils soient
prolongés pendant un temps indéfini en les faisant faire à la journée
».
Par ailleurs il spécifie que, seuls, les cinq plus jeunes d'entre eux ont
été condamnés à être embarqués sur les vaisseaux. Cette sanction
d'embarquement n'était pas légère car outre la perte des avantages qu'ils
détenaient à Indret, la vie à bord des vaisseaux présentaient bien des
inconvénients d'autant que l'on peut aisément imaginer que leurs dossiers
devaient être communiqués. Parmi ces 5 condamnés, deux avaient déjà quitté
Indret et étaient passés comme pilotes lamaneurs en Loire. Quel sort devait-
on leur réserver ?
Le Ministre, cette fois-ci ne sera pas long à répondre que
personne ne peut échapper à la rigueur de la Justice et qu'en conséquence,
les deux canonniers devenus pilotes devaient eux-aussi subir la peine
d'embarquement sur les vaisseaux « surtout dans un moment où les
besoins du service sont aussi pressants ».
Mais le 1er Nivose ( 21 décembre ), le Ministre semble vouloir faire une
volte-face. Il commence ainsi sa missive : « Le congédiement des
canonniers d'Indret que vous m'aviez proposé par des motifs d'économie m'a
paru, Citoyen, un objet trop important pour que je me décidasse sans m'être
auparavant assuré que cette mesure ne nuiroit point au service de la
fonderie ». Il est convaincu du contraire, affirme-t-il, et
fait alors valoir un argument de savoir-faire et d'expérience : « En
effet, quand même on auroit toujours comme vous le présumez, la
facilité de se procurer des manœuvres au besoin, ce renouvellement
continuel d'individus est inadmissible dans l'exécution d'une partie des
travaux que les canonniers ont à exécuter. La fabrication des gargousses et
des valets d'épreuve, le mouvement des poudres, le service des bouches à feu
lors des épreuves, leur arrangement sur les chantiers, les manœuvres
d'embarquement sont des opérations qui ne peuvent être, sans inconvénient,
confiées à des mains inexpérimentées et à qui elles sont étrangères
». Il insiste sur le fait que les travaux doivent être effectués par
des gens compétents surtout en cette période où le mode de travail évolue
assez vite et qu'il importe avant tout de conserver la mémoire technique et
que tout au plus des aménagements d'effectifs peuvent avoir lieu mais en
conservant toutefois les personnels déjà employés : « en
déterminer rigoureusement le nombre sur la nature et l'étendue des travaux,
de manière qu'ils soient toujours employés ». Cette décision ne
peut appartenir qu'aux instances dirigeantes d'Indret qui doivent opérer de
concert « avec le citoyen Dubouchage qui en sa qualité de
directeur général de l'artillerie, doit seul me transmettre le travail y
relatif ».
De Sourdeval à la réception de ce courrier ne put s'empêcher de défendre son
point de vue et rappelle les différentes missives échangées à ce sujet. Mais
surtout, il rappelle le fait que le Ministre avait écrit qu'il était hors de
question de les acquitter. Il écrit ensuite : « Il serait
très difficile d'énumérer le nombre de personnes que ces cinq canonniers ont
employées pour solliciter leur débarquement ; ils ont même témoigné à
quelques unes d'entre elles, combien ils regrettaient de n'avoir pas été
plus sincères et plus véridiques dans l'interrogatoire qu'ils ont
respectivement subi ». Et ajoute enfin : « leur
bonne foi leur eut été bien moins funeste qu'à plusieurs de leurs camarades
qui jouissaient de l'impunité, quoiqu'infiniment plus condamnables qu'eux, à
bien des égards ».
Pour lui, donc, ces aveux indirects « qui prouvent un repentir
plus ou moins sincère », semblent donc tourner à la charge des
canonniers qui restent employés à Indret, et il lui apparaît normal que,
plus responsables à ses yeux, ils subissent eux-aussi une sanction. Pour
lui, le comble de l'injustice réside dans le fait que deux d'entre eux sont
désormais hors de toute atteinte ayant passé l'âge d'être appelés à servir
sur les vaisseaux de l'Etat et que le meneur Richeux, suivant son point de
vue, de par son titre de sindic de marine en est également exempté alors que
spécifie-t-il : « je le crois d'autant moins digne qu'il est le
plus coupable à mes yeux ».
Quelques jours plus tard, il persiste dans un second courrier et demande
l'autorisation de faire débarquer les 5 jeunes condamnés alors que leurs
aînés restent impunis. A deux reprises dans ce courrier il insiste : «
les cinq individus étant peut-être à bien des égards, bien moins
coupables que plusieurs des canonniers qui demeurent affectés au service de
la fonderie, je pense qu'il est de toute justice qu'on les rende à leurs
premières fonctions puisque l'on accorde l'impunité à tous leurs camarades
dont les services paroissent indispensables ».
Une semaine après, le Ministre, dans un long courrier où il retrace la
genèse de cette affaire reste ferme sur ses positions : « car en
manifestant l'intention de maintenir des canonniers en résidence à la
fonderie d'Indret, je n'ai point eu le projet de revenir sur le jugement
prononcé contre ceux qui se sont trouvés impliqués dans l'affaire des
charbons, mais seulement de décider leur remplacement par d'autres. Il ne
peut donc être, dans aucun cas, question de revenir sur un jugement dont le
bon ordre et la discipline commandent impérieusement l'exécution, mais de
concilier cette exécution avec le besoin de ne point dégarnir subitement la
fonderie d'Indret d'hommes dont elle ne peut se passer sans s'être occupé
des moyens de leur remplacement. Voilà, Citoyen, quelles ont toujours été
mes intentions et loin de vous autoriser à ordonner la mise à terre des
canonniers embarqués, je vous recommande d'employer tous vos moyens pour
accélérer par un prompt remplacement le renvoi de ceux restés à la fonderie
».
Nous sommes alors le 4 ventose An V ( 17 février 1797 ), plus aucune trace
de cette affaire n'apparaîtra par la suite dans les courriers qu'échangèrent
le Ministre et son commissaire nantais. Les 5 jeunes condamnés durent purger
leur peine.
Moins de 3 mois après, les canonniers en place à Indret « ont
déclaré ne pouvoir continuer d'y travailler pour le prix de vingt sous par
jour », salaire que notre commissaire nantais se «
proposoit leur faire allouer ». Aucune suite ne semble être
donnée à cette revendication. Faut-il voir là une conséquence indirecte de
l'expérience malheureuse que venaient de vivre ces canonniers ?