Indret : Une fonderie de canons ( 1777 - 1828 )



Une affaire de canonniers




La fabrication des canons devait répondre à un certain nombre de critères de qualité. Aussi était-il prévu que des essais de recette de ces canons soient effectués. Pour ce faire, des canonniers étaient affectés à la manufacture.

Nous sommes le 11 Messidor An IV soit le 29 juin 1796. Une affaire éclate au grand jour. Le commissaire de la Marine à Nantes écrit au Ministre : «  Je dois vous prévenir que les canonniers journaliers affectés aux épreuves d'Indret [...] sont accusés d'avoir livré à des forgerons de Nantes une plus grande quantité de charbon de terre qu'il ne leur en revenait et qu'ils se sont fait payer l'excédent à un prix dont ils sont convenus ». Cette dilapidation des biens de l'Etat est aggravée par le fait « qu'il y a au moins vingt personnes qui se sont compromises » et bien que « chacune d'elles se permettait un vol qui [...] ne put lui produire que peu de choses », un tel méfait « ne la rendait pas moins coupable aux yeux de la loi ».

Quatre jours plus tard, notre commissaire apporte un complément d'informations sur ce scandale naissant et les implications qu'il peut comporter. Une chose semble heurter la conscience de notre informateur : le caractère particulièrement vénal, au sens le plus péjoratif du terme, de cette manoeuvre. « Le produit de la vente du charbon devait même procurer une si modique somme à chacun d'eux qu'il est inconcevable qu'ils aient pu s'exposer à encourir des peines infamantes pour un aussi faible intérêt ». La seule excuse qu'il puisse invoquer pour tenter de justifier de telles actions réside dans le fait « que les ouvriers sont réduits à une extrême misère par le discrédit du papier avec lequel on les paye ».

Ainsi donc, 15 ou 16 canonniers et 5 forgerons indretois, tous bons pères de famille qui jouissaient d'une bonne réputation dont « le Citoyen Richeux leur chef à Indret et sindic des marins de son canton » ont commis l'extrême maladresse de tenter de se procurer quelques petits revenus illicites sans en faire partager 3 de leurs collègues qui « avoient donné connoissance de la chose » aux autorités. Selon les premiers éléments connus, « les forgerons semblent être les plus coupables parce sans doute, c'est à leur instigation que les canonniers oubliant leurs devoirs se sont rendus complices d'un délit dont les forgerons devaient retenir la meilleure part ».



Si aucun prévenu n'est encore arrêté, un problème se pose déjà. Un tel méfait est passible de la cour martiale, ni plus ni moins. De Sourdeval, notre commissaire cherche à atténuer la rigueur de la justice car écrit-il : « il en coûterait même infiniment à mon coeur de sévir contre eux, suivant toute la rigueur des lois ». En outre «  je gémis d'avance de la désolation que cela jetterait dans un grand nombre de familles déjà bien malheureuses par les circonstances », insiste-t-il et pour tenter de justifier un peu plus sa défense il ne manque pas de souligner qu'une cour martiale ne peut se réunir qu'à Lorient puisqu' Indret n'est pas un port et qu'une telle administration n'est pas en place. Il serait donc plus sage de n'évoquer l'affaire que devant le tribunal de police correctionnelle de Nantes qui « après avoir fait rembourser le prix du charbon de terre qui peut avoir été détourné infligerait des peines aux coupables soit par quelques jours de prison soit en faisant partir les canonniers pour servir sur les vaisseaux de la République ».

Vingt jours plus tard, le Ministre rejoindra ce point de vue. Si, dit-il, ces conseils lui paraissent dictés par un esprit de sagesse et d'humanité dignes d'éloges, il n'en perd pas moins de vue qu'un tribunal "local" «  évitera des frais à la République et accélérera le jugement des coupables sans rien diminuer de la peine qu'ils ont encourue ».

Il faudra encore attendre 2 mois pour qu'un courrier nantais nous donne quelques précisions complémentaires sur la nature de cette affaire. Et là, il s'agit de ce que l'on pourrait appeler un rebondissement. En effet, le Conseil d'Administration du port de Nantes fut formé en tribunal de police. De « nombreuses et longues » séances ne permirent pas malgré des « interpellations sans nombre » d'établir de preuves qui puissent appuyer la dénonciation à l'origine de cette affaire. Malgré une relance auprès des responsables indretois pour tenter de découvrir d'autres indices compromettants pour les suspects, aucun élément concret n'a pu être découvert. Le commissaire nantais sent bien qu'« il ne peut considérer comme telles de simples allégations consignées dans cette dénonciation ». Aussi argumente-t-il pour signifier que « si ces prévenus ont su se soustraire au châtiment dont ils sembloient menacés c'est qu'ils ont eu l'adresse de bien se concerter ensemble pour rendre infructueuses les informations faites contre eux ». Cependant, les présomptions lui semblent tellement fortes contre certains des canonniers d'Indret qu'il croit qu'« il seroit peut-être juste et politique de faire faire à ceux-ci une campagne sur les vaisseaux de l'Etat ».

Ce n'est qu'au mois d'octobre que le Ministre tranchera en reprenant à son compte les propositions de de Sourdeval : « j'ai pensé [...] que les acquitter purement et simplement serait leur accorder un brevet d'impunité dont ils ne manqueraient pas de se prévaloir et d'abuser même à la première occasion ». Il se prononce donc pour une campagne sur les vaisseaux de l'Etat et écrit : « ce sera au Conseil d'Administration à déterminer dans sa sagesse quels sont les individus qui auront encouru cette peine ».

C'est le 19 Brumaire ( 9 novembre) que le Ministre sera avisé que les suspects ont tous été congédiés de la fonderie. Un souci d'ordre économique apparaît alors dans les propos de son correspondant puisqu'il associe ces licenciements à de nouvelles embauches possibles sous des conditions différentes. Ainsi la tâche des canoniers qui consistait à « charger les canons, le lest et le charbon de terre » pourrait désormais être payée « à la pièce afin d'éviter qu'ils soient prolongés pendant un temps indéfini en les faisant faire à la journée  ».

Par ailleurs il spécifie que, seuls, les cinq plus jeunes d'entre eux ont été condamnés à être embarqués sur les vaisseaux. Cette sanction d'embarquement n'était pas légère car outre la perte des avantages qu'ils détenaient à Indret, la vie à bord des vaisseaux présentaient bien des inconvénients d'autant que l'on peut aisément imaginer que leurs dossiers devaient être communiqués. Parmi ces 5 condamnés, deux avaient déjà quitté Indret et étaient passés comme pilotes lamaneurs en Loire. Quel sort devait- on leur réserver ?



Le Ministre, cette fois-ci ne sera pas long à répondre que personne ne peut échapper à la rigueur de la Justice et qu'en conséquence, les deux canonniers devenus pilotes devaient eux-aussi subir la peine d'embarquement sur les vaisseaux « surtout dans un moment où les besoins du service sont aussi pressants ».

Mais le 1er Nivose ( 21 décembre ), le Ministre semble vouloir faire une volte-face. Il commence ainsi sa missive : « Le congédiement des canonniers d'Indret que vous m'aviez proposé par des motifs d'économie m'a paru, Citoyen, un objet trop important pour que je me décidasse sans m'être auparavant assuré que cette mesure ne nuiroit point au service de la fonderie ». Il est convaincu du contraire, affirme-t-il, et fait alors valoir un argument de savoir-faire et d'expérience : « En effet, quand même on auroit toujours comme vous le présumez, la facilité de se procurer des manœuvres au besoin, ce renouvellement continuel d'individus est inadmissible dans l'exécution d'une partie des travaux que les canonniers ont à exécuter. La fabrication des gargousses et des valets d'épreuve, le mouvement des poudres, le service des bouches à feu lors des épreuves, leur arrangement sur les chantiers, les manœuvres d'embarquement sont des opérations qui ne peuvent être, sans inconvénient, confiées à des mains inexpérimentées et à qui elles sont étrangères  ». Il insiste sur le fait que les travaux doivent être effectués par des gens compétents surtout en cette période où le mode de travail évolue assez vite et qu'il importe avant tout de conserver la mémoire technique et que tout au plus des aménagements d'effectifs peuvent avoir lieu mais en conservant toutefois les personnels déjà employés : « en déterminer rigoureusement le nombre sur la nature et l'étendue des travaux, de manière qu'ils soient toujours employés ». Cette décision ne peut appartenir qu'aux instances dirigeantes d'Indret qui doivent opérer de concert « avec le citoyen Dubouchage qui en sa qualité de directeur général de l'artillerie, doit seul me transmettre le travail y relatif ».

De Sourdeval à la réception de ce courrier ne put s'empêcher de défendre son point de vue et rappelle les différentes missives échangées à ce sujet. Mais surtout, il rappelle le fait que le Ministre avait écrit qu'il était hors de question de les acquitter. Il écrit ensuite : « Il serait très difficile d'énumérer le nombre de personnes que ces cinq canonniers ont employées pour solliciter leur débarquement ; ils ont même témoigné à quelques unes d'entre elles, combien ils regrettaient de n'avoir pas été plus sincères et plus véridiques dans l'interrogatoire qu'ils ont respectivement subi ». Et ajoute enfin : « leur bonne foi leur eut été bien moins funeste qu'à plusieurs de leurs camarades qui jouissaient de l'impunité, quoiqu'infiniment plus condamnables qu'eux, à bien des égards ».

Pour lui, donc, ces aveux indirects « qui prouvent un repentir plus ou moins sincère », semblent donc tourner à la charge des canonniers qui restent employés à Indret, et il lui apparaît normal que, plus responsables à ses yeux, ils subissent eux-aussi une sanction. Pour lui, le comble de l'injustice réside dans le fait que deux d'entre eux sont désormais hors de toute atteinte ayant passé l'âge d'être appelés à servir sur les vaisseaux de l'Etat et que le meneur Richeux, suivant son point de vue, de par son titre de sindic de marine en est également exempté alors que spécifie-t-il : « je le crois d'autant moins digne qu'il est le plus coupable à mes yeux ».

Quelques jours plus tard, il persiste dans un second courrier et demande l'autorisation de faire débarquer les 5 jeunes condamnés alors que leurs aînés restent impunis. A deux reprises dans ce courrier il insiste : «  les cinq individus étant peut-être à bien des égards, bien moins coupables que plusieurs des canonniers qui demeurent affectés au service de la fonderie, je pense qu'il est de toute justice qu'on les rende à leurs premières fonctions puisque l'on accorde l'impunité à tous leurs camarades dont les services paroissent indispensables ».

Une semaine après, le Ministre, dans un long courrier où il retrace la genèse de cette affaire reste ferme sur ses positions : « car en manifestant l'intention de maintenir des canonniers en résidence à la fonderie d'Indret, je n'ai point eu le projet de revenir sur le jugement prononcé contre ceux qui se sont trouvés impliqués dans l'affaire des charbons, mais seulement de décider leur remplacement par d'autres. Il ne peut donc être, dans aucun cas, question de revenir sur un jugement dont le bon ordre et la discipline commandent impérieusement l'exécution, mais de concilier cette exécution avec le besoin de ne point dégarnir subitement la fonderie d'Indret d'hommes dont elle ne peut se passer sans s'être occupé des moyens de leur remplacement. Voilà, Citoyen, quelles ont toujours été mes intentions et loin de vous autoriser à ordonner la mise à terre des canonniers embarqués, je vous recommande d'employer tous vos moyens pour accélérer par un prompt remplacement le renvoi de ceux restés à la fonderie  ».

Nous sommes alors le 4 ventose An V ( 17 février 1797 ), plus aucune trace de cette affaire n'apparaîtra par la suite dans les courriers qu'échangèrent le Ministre et son commissaire nantais. Les 5 jeunes condamnés durent purger leur peine.

Moins de 3 mois après, les canonniers en place à Indret « ont déclaré ne pouvoir continuer d'y travailler pour le prix de vingt sous par jour », salaire que notre commissaire nantais se «  proposoit leur faire allouer ». Aucune suite ne semble être donnée à cette revendication. Faut-il voir là une conséquence indirecte de l'expérience malheureuse que venaient de vivre ces canonniers ?