Indret : Une fonderie de canons ( 1777 - 1828 )



Les digues du bassin




Lorsqu'à la mi-mai 1777, alors que la décision est prise de créer une fonderie à Indret, De Sartines, ministre de la Marine fera appel à Magin pour les travaux hydrauliques qui doivent y être effectués. Il sait que ce dernier a fait des travaux sur le site il y a une vingtaine d'années (Voir la page La Loire avant 1777 et s'adresse au commissaire de la marine à Nantes : « vous observez que vous n'avez personne qui ait assez de connoissance de la partie hydraulique pour conduire les ouvrages qui doivent être faits dans l'eau. La même observation ayant été faite par Mr de Serval je mande à cet officier que je donne ordre au sieur Magin qui a déjà fait avec succès plusieurs ouvrages dans la rivière de Loire de se rendre à Nantes pour diriger ceux qu'il y aura à faire pour l'établissement dont il s'agit. J'enjoins à cet ingénieur de se concerter avec Mr de Serval et vous, ainsi qu'avec le sieur Wilkinson, sur les mesures qu'il y aura à prendre pour l'exécution des ouvrages dont il sera chargé. Je ne doute pas que vous concouriez en ce qui vous concerne au succès de ces opérations ».
Les espoirs de ce ministre seront vite déçus. En effet, les travaux dont Magin aura la responsabilité consistent en la création d'un bassin d'alimentation pour la forerie hydraulique qui doit être implantée. Wilkinson, chargé de la création de la fonderie, tient essentiellement à ce que la forerie soit à proximité immédiate de la fonderie. Les digues existantes sont pour lui un atout intéressant puisqu'il peut s'en servir, moyennant quelques modifications, pour le but recherché.
Oui, mais ... Magin sait pertinemment bien que ces digues ont été conçues pour permettre l'envasement de la zone convoitée et qu'elles ne peuvent convenir. Il cherchera d'autres sites plus appropriés et commencera même des travaux d'enrochement à Basse-Indre dans cette optique. Sans doute soucieux de ne pas brusquer Wilkinson il avait retenu cet emplacement car : « on s'est déterminé pour ce moulin à l'établir à l'entrée d'un étier à la côte de la Basse-Indre en face du château de l'isle d'Indret et assez près pour s'entendre des fourneaux au moulin par le moyen d'un porte- voix ; la nature paroît y réunir tous les avantages et la dépense infiniment moindre qu'elle n'auroit été sur Indret ». C'était sans compter avec l'opiniâtreté de Wilkinson qui tient par-dessus tout à avoir la forerie au plus près.

Les deux hommes ont un caractère bien trempé et l'entente ne peut avoir lieu. A la mi-juillet , Magin reçoit le soutien de De Sartines : « j'approuve que le moulin à forer soit établi à la Basse-Indre puisqu'il doit en résulter plusieurs avantages ». Le 8 août, nouvel appui : « J'ai vu qu'après avoir été examiné avec les mêmes personnes et le sieur Wilkinson les différents endroits de la Basse-Indre, vous avez fait choix de celui qui sera le plus convenable pour l'établissement du moulin à forer ».

Ce serait mal connaître Wilkinson, 16 jours plus tard le Ministre écrit : « Le sieur Magin m'a informé, Monsieur, qu'ayant commencé à faire escarper les rochers sur lesquels le moulin à forer doit être construit, le sieur Wilkinson lui a dit qu'il ne doit pas se mêler de cette partie. Je lui marque en réponse que j'approuve que pour maintenir la bonne intelligence il ait déclaré qu'il ne s'en occupera plus mais je vous demande de me faire sçavoir quelle raison le sieur Wilkinson peut avoir eue pour arrêter le travail du sieur Magin qui a des connoissances très étendues sur les ouvrages de l'espèce dont il s'agit ». Ce courrier marque l'incompréhension du ministre devant les raisons d'un tel acharnement. Au travers des documents qui retracent les travaux de Magin durant la fin des années 1750, il semblerait que ce dernier ait eu une fâcheuse tendance à vouloir garder par devers lui un certain nombre d'éléments propres à lui assurer une connaissance non partageable des dossiers. Alors Magin s'est-il gardé de trop expliquer les motivations de ces refus d'implanter la forerie sur la côte sud de l'île d'Indret ? La chose paraît probable mais ne peut être affirmée à l'heure actuelle. Il se contentera d'indiquer que la surface nécessaire pour mouvoir la forerie « rend le projet impraticable ».
Le 13 septembre, retournement complet de situation, De Sartines rappelle Magin et va nommer Toufaire, ingénieur des bâtiments civils à Rochefort pour le remplacer. Nulle part dans ces courriers on ne trouve trace de la motivation qui avait prévalu à la construction de ces digues. Toufaire allait donc commencer un chantier en n'ayant pas tous les éléments.



Ces digues étaient conçues, nous l'avons dit, pour boucher la partie sud du fleuve. La digue amont " de Rocheballue " était constituée de pierres posées entre l'île Mandine et celle du Petit Masssereau. Elle était donc submersible lors de chaque marée. La digue de Boiseau (aujourd'hui de La Montagne) plus résistante était d'un niveau supérieur. Une troisième reliait l'île du Petit Massereau à celle d'Indret. Le principe était simple : lors de chaque marée montante, les eaux passaient par dessus la digue amont et étaient retenues par la digue aval. Lors de la marée descendante, elles demeuraient prisonnières entre ces constructions et les vases et sables en suspension se déposaient dans ce vaste espace. L'efficacité du système était performante. Plusieurs plans nous montrent qu'en peu d'années 3 îles s'étaient formées entre ces deux digues dont 2 comportant une prairie. En outre de nombreux dépôts de vase et de sable étaient également apparues dans cette zone obstruant ainsi un fort pourcentage de la superficie concernée.

Perronet « premier ingénieur de Sa Majesté, chevalier de l'ordre du Roy» avait été chargé le 6 septembre 1769 de procéder à une visite des ouvrages effectués en Loire suite à une contestation sur leur qualité. S'il notera qu'effectivement les travaux n'ont eu qu'une incidence mineure en plusieurs points, par contre dans la zone Indret-Couëron, leur efficacité est bien réelle.
Ce même Perronet reviendra 9 ans plus tard sur les lieux et le 23 juin 1778 alors que la fonderie de canons avait commencé son implantation dans le paysage local, il rédigera un nouveau rapport qui nous en révèlera davantage sur les digues d'Indret.
La première chose qu'il nous apprend, c'est que la digue de Boiseau (La Montagne) reste toujours, à cette époque, celle réalisée par Magin : « La nouvelle digue au droit de la machine à forer de 140 toises de long sera appuyée à ses extrémités contre le rocher et élevée de 5 pieds 6 pouces au- dessus des plus basses eaux et de 2 pieds 3 pouces à 2 pieds 6 pouces au- dessus de l'ancienne digue actuelle ».
Il nous confirme par la même occasion que cette ancienne digue sera modifiée pour répondre au nouveau besoin : « La largeur de la digue du premier au dernier file de pieux aura 50 pieds, elle sera composée au total de 6 files de pieux en se servant des deux de l'ancienne digue ».
Quant à l'ancienne chaussée de pierres qui relie Indret à Roche-Ballue, elle n'aura plus lieu d'exister, du moins dans sa forme actuelle, puisque : « Le réservoir supérieur a 90 000 toises de surface au moyen de la digue supérieure de 200 toises de longueur en deux parties que l'on a commencé de construire ».
Cette retenue d'eau aura 4 pieds de hauteur lors des plus grandes sécheresses et bas marécages note-t-il également, l'histoire montrera très rapidement que cette assertion sera très vite obsolète. 2 400 pieux s'avèreront nécessaires pour la réalisation du site, 1 500 seront enfoncés de 12 à 15 pieds dans le sable (4 à 5 mètres), certains toucheront le rocher enfoui ce qui fera dire à cet ingénieur qu'il y a lieu de croire que celui- ci doit s'étendre sur route la largeur de la rivière.

Malgré qu'« Il peut y avoir actuellement environ 300 ouvriers journaliers de toute espèce d'employés à cette entreprise compris ceux des carrière [... ...] on estime que les digues ne pourront pas être achevées avant la fin de la campagne prochaine, c'est-à-dire à la fin de 1779 » mentionne Perronet.

Mais ces digues seront également percées par des écluses qui permettront l'entrée des eaux dans le bassin. Celles-ci se trouvent être au nombre de 6 :
- 3 d'entre elles se trouvent sur la digue inférieure (celle de Boiseau)
- 2 sur la digue supérieure (Roche-ballue)
- 1 entre les îles du petit Massereau et celle d'Indret.

Les trois écluses amont comportent chacune un passage d'eau large de 48 pieds (près de 16 mètres) et sont équipées de 7 vannes pour permettre un flux important alors que les vannes aval ne comportent que deux passages de 22 pieds (7,33 mètres) pour les édifices le plus au sud et un de 16 pieds à côté de la forerie. Elles ne comportent que 3 ou 4 vannes.

Notons également qu'entre l'écluse située près de la forerie et celle-ci se trouve un pont-levis de 29 pieds le long (près de 10 mètres). Précaution sans doute consécutive à un propos du ministre De Sartines qui avait dit : « enfin, l'isolement de celle-ci [l'île d'Indret] serait favorable à la mise au point, à l'abri d'indiscrétions, d'une fabrication précieuse pour la défense du royaume », Rappelons qu'à cette époque, la digue débouchait sur les rochers en bas de Boiseau (La Montagne) et qu'aucun chemin n'y débouchait. L'isolement d'Indret était donc bien réel.



Il est un fait incontestable : Magin fut nommé spécialement pour trouver une solution aux problèmes d'envasement du fleuve. Sa technique consista à créer des obstacles dans le lit du fleuve pour qu'une partie du lit soit comblée. Perronet, on l'a vu, mentionna bien que dans la zone Indret-Couëron les résultats furent probants.

Lors de l'implantation de la nouvelle forerie, Magin connaissait donc les conséquences prévisibles d'une implantation en ces lieux de la retenue d'eau nécessaire pour alimenter en énergie hydraulique le forage des canons qui, à cette époque devait être le seul moyen de forer sur l'île. Les retards pris lors de cette construction firent qu'une forerie provisoire à chevaux dut prendre le relais pour les canons de petit calibre alors même que cette solution avait été totalement écartée quelques mois plus tôt par manque de régularité. Lorsque l'ensemble des travaux fut terminé, très vite on s'aperçut des limites de cette installation. Agustin de Bétancourt, ingénieur espagnol, qui vint en ces lieux condamna sans appel cette forerie au profit d'une nouvelle machine à vapeur qui s'était implantée en 1784 sur l'île encore que, convient-il de le préciser, cette machine n'était pas à la pointe du progrès puisqu'il s'agissait d'une machine à simple effet alors que Watt avait déjà mis au point celle à double effet. Les plans détenus par les Archives municipales de Nantes montrent également que d'importantes zones se trouvaient déjà obstruées entre les digues et ce, dès 1785, soit moins de 7 ans après la fin de l'aménagement des lieux.
En 1781, soit moins de 3 ans après la mise en service de la forerie hydraulique, suite à une importante sécheresse, la hauteur d'eau dans le bassin ne permettait plus le forage alors que dans le pire des cas, il était prévu une hauteur minimale de 4 pieds.
Les deux digues qui enserraient ce bassin avaient également créé des atterrissements en amont et en aval qui appartenaient à de petits seigneurs locaux tels que le Marquis de Martel et le comte d'Aux du Bournay, tous deux de St Jean de Boiseau. Ces terres gagnées sur le fleuve étaient donc un obstacle et c'est ainsi que le commissaire de la Marine à Nantes mentionnera au Ministre : « l'intérêt qu'il y auroit à la consommation pour cet établissement de détruire les dits atterrissements qui de plus en plus deviennent nuisibles à la forerie ». Les craintes de procès qui apparaissaient alors ont-elles été un frein ?
Durant toutes les années de fonctionnement de cette fonderie, nombreuses furent les tentatives de curage de ce bassin de rétention. Aucune d'elles ne fut pérenne malgré le nombre de personnes parfois employées à cette tâche. Il ne faut pas non plus sous-estimer le côté ingrat de ces travaux : « Comme il est indispensable de profiter de la belle saison, je ne saurais trop insister pour obtenir de Votre Excellence une très prompte autorisation pour les commencer. Les mois de 7bre et d'octobre sont les plus propres et même les seuls convenables pour le curage du bassin ; d'abord par les basses eaux et ensuite parce que l'on ne pourrait sans inhumanité faire mettre plus tard des ouvriers dans l'eau et dans la boue ». Toutes ces vaines tentatives provoquèrent à la longue un sentiment d'impuissance. Ainsi, en 1824, le ministre écrit-il : « Les travaux de curage et de déblais proposés pour améliorer le bassin du moulin à forer ne doivent être entrepris qu'autant qu'il sera préalablement constaté qu'ils produisent un bon résultat ».
En 1828, lorsque Gengembre vint à Indret étudier les lieux pour implanter la future manufacture de machines à vapeur, il écrivit : « Par l'effet du temps et aussi par défaut de soins, les vases se sont accumulées dans ce bassin à un tel point que les eaux suffisent à peine pour faire marcher les roues pendant 4 heures par jour, terme moyen. Une force aussi irrégulière, exposée à des chômages journaliers, variables et aussi incommodes, ne peut en aucune manière, convenir à une usine de l'espèce de celle qu'il s'agit de former à Indret ; il est en outre à considérer que la forerie hydraulique étant en dehors et à une assez grande distance de l'enceinte fermée de la manufacture, on ne pourrait en faire usage sans de graves inconvénients, il est bien préférable d'y renoncer. La retenue devenant dès lors inutile il y aura lieu d'examiner plus tard quel sera le meilleur parti à prendre, soit de laisser combler le canal qui existe le long de la prairie, soit d'enlever toutes les retenues afin de fournir au bras gauche de la Loire un libre passage, changement qui sous le rapport de la salubrité aurait probablement de grands avantages ».
Ainsi en 1785 et en 1828, on parle de supprimer les digues créées par Magin. Aujourd'hui, elles sont toujours là et ont marqué d'une manière indélébile le paysage. Qui, les arpentant actuellement lors d'une promenade, pourrait se douter des motivations qui prévalurent à leur construction et de leur usage à contre-sens 20 ans plus tard ?
Si, durant les 5 décennies où cette fonderie fit les beaux jours de l'artillerie de marine, de nombreux textes sont relatifs à l'envasement du bassin de la forerie, aucun ne mentionne les raisons qui incitèrent Magin à réaliser ces digues artificielles. Magin fut-il trop discret ? Il paraît paradoxal que cette information, si capitale, se soit effacée dans les souvenirs des dirigeants de l'époque.